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plus funèbres dans leurs os de mort. Les deux mammaconas qui devaient accompagner Marie-Thérèse dans les demeures enchantées du Soleil se placèrent à sa droite et à sa gauche et les dix autres prêtresses formèrent deux théories qui ne cessèrent de se croiser en balançant leurs voiles. Quand elles arrivaient devant le Roi Embaumé, elles s’agenouillaient, relevaient la tête et criaient à l’écho : « Celui-là est Huayna Capac, roi des rois, fils du grand Tapac Inca Yupanqui. Il est venu par les couloirs de la nuit pour chercher la nouvelle Coya que le peuple inca offre à son fils Atahualpa ! », puis elles se redressaient et se recroisaient et recommençaient à balancer leurs voiles. Elles firent ce manège douze fois. Chaque fois elles criaient plus fort et chaque fois les joueurs de flûte dans les os de mort faisaient entendre des airs plus stridents. Marie-Thérèse, toujours serrant dans ses bras le petit Christobal qui avait caché sa tête sur son sein à l’apparition de Huayna Capac, fixait le Mort et le Mort la fixait. Il semblait à tous qu’une épouvante hypnotique immobilisait la jeune fille en face de l’envoyé de l’enfer incaïque qui venait la chercher.

Le Roi avait, lui aussi, revêtu la robe de peau de chauve-souris propre à la traversée des couloirs de la nuit, mais, sous cette parure passagère, il laissait entrevoir le manteau royal et les sandales d’or. Sa noble figure impassible et sévère était découverte. Elle avait conservé cette teinte brune qui lui avait été naturelle. Il ne portait sur ses cheveux, d’un noir de corbeau, que le llantu, la couronne légère à franges et à glands pareille à celle que l’on avait posée sur le front de Marie-Thérèse ; mais celle du roi avait les deux plumes de coraquenque. Les gardiens du Temple de la Mort avaient-ils glissé sous les paupières embaumées le faux éclat des billes de verre, ou le prodigieux secret des embaumeurs avait-il conservé à travers les siècles la lumière des royales pupilles ? Mais il paraissait à Marie-Thérèse que ce monarque funèbre la fixait d’un regard effroyablement vivant ? Il était assis très naturellement, les mains aux genoux. Il sembla même à la jeune fille qu’il respirait, tant

    Philæ. La masse des monuments tient du prodige si l’on songe aux infimes moyens mécaniques dont les Incas disposaient pour le transport de ces pierres dont ils bâtissaient leurs temples. Ceux-ci étaient ordinairement de porphyre ou de granit, en blocs colossaux, aux curieuses figures géométriques s’encastrant les unes dans les autres, ce qui leur donnait une solidité d’ensemble que les tremblements de terre les plus violents n’ont pas même, depuis tant de siècles, ébranlée. Si la conquête n’avait pas passé sur ces édifices avec sa torche enflammée et sa puissance de destruction, ils seraient encore tous debout, tels qu’au premier jour. Les différents blocs étaient ajustés avec tant d’exactitude et si étroitement unis, qu’il était impossible d’introduire entre eux la lame même d’un couteau. Plusieurs de ces pierres, nous dit Acosta qui les a mesurées lui-même, avaient trente-huit pieds pleins de long sur dix-huit de large et six d’épaisseur. Il est certain que les Incas avaient leur secret, comme les Égyptiens ont eu le leur, pour le remuement et le transport de ces poids formidables et il semble bien que ce secret, pour les uns comme pour les autres, a dû être hydraulique. Dès lors il ne faut plus s’étonner si l’on voit un pan de muraille cyclopéenne obéir à la poussée du doigt ou tourner sur lui-même. Ainsi peut-on s’expliquer les quelques miracles — toujours les mêmes — qui s’accomplissaient dans les temples, dont parlent les auteurs, et qui étaient destinés à frapper l’esprit des foules. Les Incas n’ont rien ignoré, en effet, du travail des eaux et de la force que l’on peut demander à une goutte d’eau.