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Ils étaient tombés dans une ville sens dessus dessous où les gens ne se donnaient même pas la peine de répondre à leurs questions. Et c’est par le plus grand des hasards qu’ayant reconnu de loin Huascar qui se promenait paisiblement dans cette cité en ébullition, ils l’avaient suivi et avaient découvert la maison où l’on tenait Marie-Thérèse et son frère prisonniers. C’était une petite bâtisse en adobes (briques cuites au soleil) qui s’élevait à l’extrémité d’une rue, à l’entrée de la campina, sur le bord du Rio Chili. Une dizaine de punchos rouges armés montaient la garde ostensiblement autour de la masure. Le marquis et Raymond ne purent même point en approcher. Ils virent se dresser devant eux, à une cinquantaine de mètres de la maison, des gardes civiques qui les invitèrent à rétrograder.

Ainsi les soldats de Garcia veillaient eux-mêmes sur l’Épouse du Soleil !

Une pareille chose dépassait toute imagination. « Garcia ne sait certainement pas ce qui se passe, dit le marquis, sans quoi il aurait vite fait d’enlever ma fille à ces sauvages ! Je le connais ! Il a ses défauts, mais c’est un homme civilisé. Il m’a demandé ma fille en mariage. Allons le trouver ! »

Mais Raymond ne voulut pas quitter de vue les murs de la maison où était Marie-Thérèse ! Si on l’avait écouté, on n’aurait pas attendu l’entremise de Garcia et on se serait fait fusiller comme des lapins !… C’est ce que finit par lui faire entendre Natividad. En ce temps de révolution, c’était vite fait ! Pan ! Pan !… deux, trois cadavres de plus dans le Rio Chili, ça n’était pas pour le faire déborder ! et ça n’était pas non plus cela qui aurait sauvé Marie-Thérèse et son frère !… Il promit de ne point faire le fou et se glissa dans une embarcation dont il ne bougea plus, les yeux sur la porte devant laquelle punchos rouges et soldats passaient et repassaient l’arme en bataille. Le marquis et Natividad regagnèrent la seule auberge qui avait pu leur fournir une chambre, et se firent servir quelque nourriture en attendant impatiemment l’arrivée de Garcia. Plus il réfléchissait, plus Christobal reprenait confiance. Au fond, il était très bien avec Garcia. Et puis, il lui promettrait son appui et celui de ses amis. Il serait son agent à Lima. Enfin, un homme civilisé ne pouvait laisser s’accomplir une chose pareille !

Natividad était naturellement de cet avis. L’idée qu’il allait être présenté au vainqueur du Cuzco ne lui était point déplaisante. Certes, il ne prononcerait point des paroles qui pussent le compromettre, mais enfin il est bon de connaître ceux qui peuvent devenir les maîtres du jour.

Quant à François-Gaspard, on l’avait perdu, ou plutôt on l’avait laissé en contemplation devant la hautaine apparition du Misti et on ne l’avait plus revu. Sans doute devait-il être maintenant quelque part à prendre des notes sur l’entrée en triomphe du nouveau dictateur.

Garcia, dans toute sa gloire, déplut profondément au marquis qui aimait les choses brillantes, mais qui n’en restait pas moins un délicat.

— Je ne l’aurais pas cru si panachard, dit-il à Natividad ; à Lima, il était plus simple, mais j’ai toujours pensé qu’il avait du sang de métis dans les veines.

— Le succès l’a grisé, observa Natividad. Il ne sait pas garder la mesure.

— Tout de même, il me rendra mes enfants ! affirma le marquis.

Quand Garcia quitta la place, ils le suivirent derrière son état-major, après avoir dit un mot à l’aubergiste. À l’entrée de la rue où se trouvait le palais du dictateur, ils furent arrêtés, mais le marquis marqua tant de hauteur, d’insolence et d’impatience, parla si fort de « son ami Garcia » qu’on finit par le laisser passer, lui, et Natividad qu’il traînait par la main.

Au corps de garde, le marquis donna sa carte. Le sous-officier revint aussitôt en priant les caballeros de le suivre. Ils ne se le firent pas dire deux fois. Il y avait des soldats partout, mais beaucoup étaient fatigués, et le marquis et Natividad durent enjamber plusieurs militaires qui dormaient déjà sur les degrés de l’escalier d’honneur, le fusil entre les jambes.

Enfin le sous-officier poussa une porte et ils se trouvèrent sans encombre dans la chambre à coucher de Son Excellence qui y présidait un conseil de ministres qu’il avait nommé la veille. Quelques-uns de ces hauts fonctionnaires étaient assis sur le lit, d’autres sur la table ou même sur un paquet de linge sale. C’est ainsi que se débattaient les grandes affaires du pays.

Ils furent reçus plus que courtoisement. Garcia, qui avait la tête dans une cuvette et qui, en bras de chemise, les manches retroussées, était en train de se faire la barbe, courut aussitôt au-devant du marquis en faisant s’envoler autour de lui tout un nuage de mousse de savon. Il s’excusa : « Excusez-moi, señor ! La simplicité antique !… La simplicité antique !… Je vous reçois dans ma chambre comme un ami !…