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ches. Il avait aussi de petits hochements de tête protecteurs. Quand elles eurent fini, il se pencha galamment, leur prit leurs couronnes et se les passa toutes au bras comme ferait un garçon boulanger de sa marchandise en forme de cercle. Et, ce bras glorieux, il le leva pour demander le silence.

Tout se tut, sur la terre et dans les cieux.

Alors le dictateur s’écria : « Vive la Liberté ! » ce qui lui valut une ovation monstre. Il leva encore le bras aux couronnes. On écouta. Il commença l’exposé de son programme : « Liberté pour tout, excepté pour le mal ! Avec un pareil programme, est-ce que nous avons besoin de parlement ? » – Non ! Non ! Non ! rugit la foule en délire. Vive Garcia ! Et, naturellement, on voua Veintemilla aux gémonies : « Muera, Muera Veintemilla ! Muera ! Muera el lagron de salitre ! » (À mort, à mort Veintemilla ! À mort ! À mort ! le voleur de salpêtre !), car on accusait fortement Veintemilla d’avoir tripoté dans les dernières concessions de phosphates.

Garcia était un orateur. Il voulut le prouver une fois de plus et raconta en quelques mots historiques son admirable campagne et comment il venait de combattre les troupes des « voleurs de salpêtre » dans la plaine de Cuzco, avec l’aide de ses braves soldats.

Pour être entendu et vu de tous, il se dressa debout sur ses étriers, mais – événement incroyable, indigne de la divinité qui eût dû veiller à ce que rien ne vînt troubler un si beau jour de fête – une averse terrible se mit à tomber. Il y eut un commencement de sauve-qui-peut. Ceux qui se trouvaient sous les galeries ne bronchèrent pas, mais les autres se mirent à la recherche d’un abri. Les fantassins eux-mêmes se débandèrent. Quant aux cavaliers, qui étaient des sortes de hussards, ils mirent hâtivement pied à terre, enlevèrent leur selle et la chargèrent sur leur tête en guise de parapluie. Ces dames militaires, les rabonas, relevèrent leurs jupons en forme de cloche sur leur chignon. Garcia était furieux d’un pareil désarroi au plus beau de son triomphe.

L’averse ne l’avait pas fait reculer d’un pas et il menaça de la peine de mort immédiate ceux de ses généraux et de ses colonels qui feraient mine de l’abandonner. Ils se le tinrent pour dit et restèrent sous la douche. Garcia n’était pas même retombé sur sa selle. Toujours droit, toujours debout sur ses étriers, il fixait le ciel d’un regard terrible. Et il lui montra le poing, celui où s’accrochaient les couronnes. Alors le chef d’état-major s’approcha de lui, fit trois fois le salut militaire et lui dit :

— Excellence ! ce n’est point au ciel qu’il faut s’en prendre. Le ciel n’aurait jamais osé ! C’est vous seul, Excellence, qui avez commandé aux nuages avec vos canons. Ce sont les canons de Son Excellence qui ont démonté le ciel.

— Vous avez raison ! s’écria Garcia. Et puisque les canons ont fait le mal, je leur ordonne de le réparer !

Aussitôt, sur son commandement, la batterie fut mise en position, et commença un feu continu sous les nuages jusqu’à ce que les éléments se fussent apaisés, ce qui ne fut pas long. Alors il dit de sa voix retentissante : « J’ai eu le dernier mot avec le ciel » et il fit rompre les rangs.[1]



JE VIENS TROUVER
LE MAÎTRE DU PÉROU


Dans un coin de la grande place d’Arequipa, à l’une des fenêtres de l’hôtel du Jockey-Club qui était une espèce d’auberge pour muletiers, le marquis de la Torre et Natividad assistaient avec impatience au triomphe du dictateur. Ils eussent bien voulu que la cérémonie fût au plus tôt terminée, car ils n’avaient plus d’espoir qu’en Garcia.

À Pisco, ils avaient acquis la certitude que l’escorte de l’Épouse du Soleil s’était embarquée sur le remorqueur même qui appartenait au marquis et qui servait à l’ordinaire à conduire les chalands chargés de guano des îles Chincha à Callao, ce qui prouvait une fois de plus que l’entreprise avait été longuement préparée et soignée dans tous ses détails et qu’on y avait employé les Indiens chassés par Marie-Thérèse, Indiens au courant de tous les services de magasinage et de navigation.

La « pointe » que les punchos rouges avaient poussée dans la sierra n’avait eu d’autre but que de donner le change, mais tout le voyage avait été réglé par la costa pour aboutir, après voyage en mer, de Pisco à Mollendo, à Arequipa, d’où l’on devait gagner le Cuzco. Embarqués à leur tour, le marquis, Raymond, François-Gaspard, toujours tranquille, et Natividad qui commençait à désespérer de tout, s’étaient fait conduire à prix d’or à Mollendo, avaient pris le chemin de fer et étaient arrivés à Arequipa quelques heures après les punchos rouges.

  1. Le général Dara, à la Paz, agissait ainsi en dictateur vis-à-vis des éléments.