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arcades un peu trop secouées par le dernier tremblement de terre, ou tout au moins elle les avait cachées sous les tapis éclatants, et les drapeaux et les oriflammes et les guirlandes. Les vieilles tours des églises lézardées, les fenêtres historiées, les portes massives, les balcons de bois, les galeries fleuries étaient noirs de monde. Au-dessus de la ville, le Misti, l’un des plus hauts volcans du monde, dressait un bonnet tout neuf, tout éclatant des neiges de la nuit. Et voilà que les cloches sonnèrent et que la poudre à canon déchira l’air. Puis il y eut un grand silence.

Puis il y eut un bruit de trompettes. Et mille acclamations montèrent vers le ciel. C’était le défilé des troupes qui commençait… Contrairement à ce qui se passe en Europe où les impedimenta de l’armée suivent celle-ci, ils ouvraient la marche à Arequipa. Aussi jamais déroute n’a donné idée de ce que pouvait être le défilé des bandes singulières qui précédaient l’armée : des Indiens traînant des animaux chargés de bagages, de fusils cassés, d’ustensiles de cuisine, de victuailles ; puis tout un régiment de femmes pliant sous le poids de bissacs gonflés d’armes, d’enfants au maillot, ou de provisions.

On acclamait tout, jusqu’aux lamas porteurs de glorieux trophées, jusqu’aux femmes, aux rabonas comme on les appelle là-bas. Elles venaient de Bolivie, car c’était la Bolivie qui avait sournoisement prêté ces précieuses auxiliaires à Garcia. Les rabonas sont une admirable institution qui tirerait d’embarras plus d’une intendance européenne[1]. L’équipement du soldat en campagne comprend, là-bas, non seulement le fourniment militaire, mais encore une femme qui l’accompagne partout, fait ses provisions, prépare son repas, porte ses bagages et veille entièrement à sa subsistance.

Les dernières rabonas passées, ce fut le tour des troupes à la tête desquelles s’était placé, naturellement, Garcia. Monté sur un magnifique cheval, vêtu d’un uniforme étincelant, il avait l’éclat d’une étoile de première grandeur au milieu de la constellation d’un brillant état-major. Très grand, il dépassait de la tête et de toute la hauteur de ses plumes les généraux et les colonels qui cavalcadaient autour de lui. Son grand panache multicolore flottait glorieusement au vent. Un bruit assourdissant de trompettes guerrières l’accompagnait. Il était beau, il était radieux, il était superbe. Il était content. Il frisait sa moustache noire et montrait ses dents blanches. Il avait des bottes qui brillaient comme des miroirs.

Il souriait aux dames quand il passait sous les balcons. Celles-ci l’appelaient par son petit nom : Pedro ! lui jetaient les fleurs qu’elles détachaient de leur sein ou le saupoudraient entièrement de feuilles de roses. Ainsi fit-il, lentement, le tour de la place, deux fois. Puis il s’arrêta, au milieu, entre deux canons, son état-major derrière lui, deux Indiens devant lui tenant leur étendard, composé de petits carrés d’étoffe de différentes nuances : ces Indiens portaient un chapeau tout couvert de plumes aux couleurs voyantes, et avaient, sur les épaules, une sorte de surplis. À chaque instant, ils agitaient leur singulier drapeau, signe de ralliement et de soumission de toutes les tribus indiennes au nouveau gouvernement.

Pendant ce temps, autour de la place, se rangeaient cinq cents fantassins et deux cents cavaliers. Des jeunes filles, habillées de tuniques flottantes et portant les couleurs de Garcia s’avancèrent alors vers le général, les mains lourdes des couronnes qu’elles allaient offrir au triomphateur.

Elles lui débitèrent un petit compliment qu’il accueillit en continuant de friser sa moustache et en montrant ses dents blan-

  1. Voir le comte d’Ursel.