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il réapparut presque aussitôt, agitant un petit chapeau de feutre mou qu’il venait de trouver sur le roc.

— Le chapeau de Christobal ! s’écria le marquis.

Et tous rebroussèrent chemin. Il ne faisait plus de doute qu’il y avait là la plus précieuse indication. L’enfant avait ainsi indiqué le chemin à suivre, mais cette indication eût été tout de même perdue si on n’avait pas enlevé au soldat sa monture. Le marquis lui glissa une pièce d’or et il se déclara prêt à mourir pour el caballero !

Cependant Natividad restait perplexe, il craignait qu’il n’y eût là quelque stratagème des Indiens destiné à les dépister. On ne prit le chemin de descente que fort précautionneusement et ce ne fut qu’après avoir trouvé la preuve réelle du passage des mules et des chevaux sur le sable du torrent dont on avait rejoint la berge, que le commissaire retrouva sa sérénité.

— Les voilà donc repartis vers la costa ! expliqua-t-il. On a dû les renseigner sur l’impossibilité de passer dans la sierra et d’atteindre Cuzco de ce côté sans rencontrer les troupes de Veintemilla… Mais sur la costa, ils sont bien plus à nous ! Où sont-ils allés ?… À Canête ? Et puis après ?… En attendant, ils ont, par ce détour, évité Chorillos. Mais il faudra bien qu’ils s’arrêtent ! La partie est perdue pour eux !…

Et l’on reprit la course de plus belle après un repos d’une heure donné aux bêtes. L’un des soldats avait pris son camarade en croupe.

— La partie est perdue pour eux ! Aviez-vous réellement cru que nous ne pourrions pas la gagner ? demanda tout bas François-Gaspard à Natividad d’un air assez énigmatique.

— Ma foi, j’ai pu le redouter, illustre seigneur ! Et il n’est que temps, entre nous, que nous la gagnions ! car je ne verrais pas arriver sans angoisse le dernier jour des fêtes de l’Interaymi, alors que ces brigands auraient encore entre leurs mains la fille et le fils du marquis de la Torre !

— En vérité, vous pensez qu’ils martyriseraient même l’enfant !

— Plus bas, señor, plus bas !… Rien n’est trop beau, ni trop frais, ni trop jeune, ni trop innocent pour le Soleil ! Comprenez-vous ?

— À peu près, repartit l’oncle, à peu près…

— Si vous saviez les horreurs dont ils sont capables… dès qu’il s’agit de répandre le sang sur les dalles saintes… Vous voyez bien qu’ils ont encore les prêtres d’autrefois… je ne vous parle pas des punchos rouges qui sont de nobles quichuas dont la fonction est renouvelée tous les dix ans, mais des trois gnomes, des trois monstres qui se sont emparés de la señorita !… Ceux-là, je vous l’ai dit, ce sont eux qui sont chargés de fournir les victimes et l’épouse du sacrifice… si vous avez visité nos panthéons on a dû vous montrer de ces momies effrayantes. Ainsi, dans les huacas, on trouve toujours les trois monstres de compagnie, avec leurs têtes énormes et déformées par les éclisses et les cordes des mammaconas !… Dès leur plus jeune âge, les trois enfants destinés à l’horrible fonction étaient entrepris par les mammaconas et les sorcières sacrées leur travaillaient le crâne pour leur donner les vertus nécessaires, le courage, la ruse, le goût du sang !… Nés le même jour, ils devaient mourir le même jour. Dès que l’un d’eux succombait, les deux autres devaient se sacrifier dans la tombe. Enfin, à la mort du roi, ils se tuaient généralement au début de la cérémonie funèbre, pour donner l’exemple aux principaux serviteurs, aux épouses et aux compagnes. Sur le cadavre d’Atahualpa, les Espagnols virent plus de mille Indiens et Indiennes se sacrifier ainsi[1]. Les trois monstres gardiens du temple étaient toujours les maîtres de ces tueries. Nous avons la preuve aujourd’hui (nous l’avons devant nous), nous courons derrière elle, qu’on ne retrouve plus seulement ces effrayants dignitaires au fond des cimetières !… Il en existe toujours !… Il y a quelque part, au fond des Andes, nous ne savons où, un endroit sacré où les mammaconas préparent encore les trois crânes pour gardiens du temple !… Et il y en a toujours en fonctions !… Je vous ai parlé de l’enlèvement de Maria d’Orellana, je vous ai parlé aussi de certain crime rituel que j’ai voulu « châtier » et qu’il m’a fallu « étouffer » sur l’ordre de la haute administration. Eh bien ! je puis vous dire, señor, qu’il s’agissait de deux morceaux du corps d’un enfant, d’un enfant de cinq ans que j’avais trouvé sur une dalle, dans la cave d’un rancho d’où les Indiens venaient de s’enfuir en hâte parce qu’on leur avait signalé mon arrivée !… Ils l’avaient découpé en deux, par la taille ! d’un seul coup de couteau, comme on coupe en deux une guêpe !… Et ils ont bu son sang !… Eh bien ! mon cher illustre seigneur, qui est-ce qui

  1. Historique.