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apprit que celui qu’il appelait le commissaire et qui avait haut grade : el inspector superior !… allait se faire accompagner de la petite troupe. Justement, dans le même moment, arrivaient de Callao trois agents de la police montés, qui cédèrent à leur chef leurs mules, puisqu’il en avait besoin pour son expédition.

Natividad rentra un instant dans la casa et écrivit quelques mots sur une feuille de son carnet — destinée à être portée au palais de la Présidence à l’adresse de Veintemilla lui-même, qu’il avertissait de l’enlèvement de la fille du marquis de la Torre par les prêtres quichuas de l’Interaymi. Quelle revanche pour Natividad qui avait été presque mis en disgrâce dix ans auparavant par Veintemilla, alors simple chef de la police de Lima, lequel n’avait pas voulu entendre parler des « rapports » singuliers de son sous-ordre Perez, dans lesquels celui-ci prétendait apporter la preuve de l’enlèvement « rituel » de la pauvre Maria-Christina d’Orellana !…

L’un des policiers reçut la commission et reprit immédiatement le chemin de Callao. Les deux autres furent chargés de s’occuper du cadavre du boy et de commencer une enquête dans la casa et autour de l’hacienda. Puis el inspector superior invita François-Gaspard à se mettre en selle et tous deux, sur leurs mules, prirent la direction de la petite troupe. Le soldat de qui le marquis avait pris la monture enfourcha la troisième mule. Quand les militaires virent qu’on les emmenait du côté de la sierra, dans le moment qu’ils croyaient bien rentrer à Chorillos, ils commencèrent à grogner, mais el inspector superior leur ferma la bouche en leur criant de marcher au nom du supremo gobierno ! (gouvernement supérieur).

Natividad avait eu soin de se munir des deux grosses couvertures des agents qu’il laissait derrière lui, et les avait attachées à sa selle.

— En route ! commanda-t-il.

Et ils s’enfoncèrent à une honnête allure dans le ravin qui coupait la route.

— Nous irons toujours aussi vite que les mammaconas, dit tout haut le commissaire.

— Les mammaconas ! elles étaient donc ici ? s’exclama le vieil Ozoux en poussant sa monture à la hauteur de celle du commissaire.

— Rien ne manquait, señor !… les punchos rouges ! les mammaconas !… et les trois chefs du temple qui, avec les mammaconas, ont seuls le droit de toucher à l’Épouse du Soleil !… Mais, señor, voilà quinze ans que je le crie à tous les échos de notre administration que rien n’a changé chez ces sauvages !… Rien !… Est-ce qu’ils n’ont pas toujours leur langue, aussi pure qu’au temps des Incas ? Est-ce qu’ils ne mangent pas, ne boivent pas, ne prient pas, ne se marient pas, dans la même manière qu’il y a cinq cents ans ?… Est-ce que leurs mœurs apparentes ont bougé depuis la conquête ?… Pourquoi voulez-vous que leurs mœurs cachées se soient modifiées ? Pourquoi ? surtout en ce qui concerne la religion qui est, par principe, immuable ?… La religion catholique n’a fait que s’ajouter à l’ancienne sans la modifier ! Ah ! si on avait voulu me croire. Tenez, moi, cela m’intéressait cette question-là ! Dès le début de ma carrière, je me suis trouvé en face d’un crime qu’il était impossible d’expliquer normalement… mais qui devenait compréhensible religieusement, si l’on prenait la peine de se souvenir que nous avions affaire encore aujourd’hui à des Incas. On m’a envoyé promener !… J’ai vu le moment où l’on allait me « casser »… eh bien ! je me suis incliné, j’ai accepté n’importe quelle version officielle du crime… mais en dessous, j’ai travaillé… je ne me suis pas contenté d’apprendre à fond la langue quichua, mais aussi la langue aïmara qui est la langue sacrée aux environs de Cuzco et du lac Titicaca. C’est de ce lac-là que tout est venu, à l’origine du monde incaïque… et de ce côté, n’en doutez pas, que les Indiens nous mènent !… non point vers quelque pan de muraille que tout le monde connaît, mais vers leur temple caché… celui dans lequel leurs prêtres n’ont point cessé de travailler depuis la conquête espagnole !…



L’ENLÈVEMENT DU
PETIT CHRISTOBAL


Ah ! comme il s’expliquait avec entrain dans la gaie nuit tropicale, à cheval sur son dada, le bon Natividad, sur son dada incaïque, et sur la mule qui le conduisait vers le temple du Soleil, sauver l’Épouse du Soleil !… Il avait tout à fait oublié Jenny l’ouvrière.

— Nous les rattraperons, n’est-ce pas, questionna François-Gaspard qui, depuis quelques instants, considérait M. l’inspecteur supérieur, avec l’inquiétude qu’il ne se moquât de l’Institut dans sa personne, car enfin, ce commissaire lui paraissait bien désinvolte… presque gai, dans une aussi horrible conjoncture…