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choisie comme la future victime de l’Interaymi.

C’est à cette date qu’on avait commencé à tâter la fidélité du boy, qui n’avait pas longtemps résisté à une offre pécuniaire assez sérieuse. On ne lui avait demandé qu’une chose, c’était d’être prêt, certain soir, à conduire lui-même l’auto où on lui dirait et sans qu’il se préoccupât de ce qui se passerait derrière lui. Il avait consenti à tout, moyennant deux cents soles d’argent, dont cinquante lui avaient été comptés tout de suite.

— Et avec qui avais-tu passé ce traité ? demanda le commissaire.

— Avec le commis de la banque franco-belge qui venait quelquefois au magasin et qui s’appelle Oviedo.

Le marquis bondit : « Oviedo Huaynac Runtu ! » l’homme qui ne les avait pas quittés lors du voyage de Cajamarca ! l’Indien qui se faisait habiller chez Zarate ! celui qui les avait suivis pas à pas depuis leur départ de Lima ! Si ce misérable avait préparé à Callao l’enlèvement de Marie-Thérèse, il avait dû, en effet, voir avec regret le départ de la jeune fille pour Cajamarca… Ainsi s’expliquaient ses soins assidus et aussi la démarche faite auprès du maître de police de Cajamarca pour qu’il fît comprendre aux voyageurs le danger qu’ils couraient et la nécessité pour eux de redescendre au plus vite à Lima et à Callao ! Peut-être même était-ce lui qui avait fait envoyer à l’auberge cet avis anonyme qui, sous les apparences de l’intérêt et de la pitié, devait rejeter plus vite la pauvre Marie-Thérèse dans le piège qui lui avait été tendu.

— Et quand as-tu été averti du jour et de l’heure de l’affaire ? demanda encore le commissaire au malheureux dont il fallait soulever de plus en plus le buste, car, par instants, il étouffait.

— Tantôt, Oviedo est venu me trouver et m’a dit : « C’est pour aujourd’hui ! quelqu’un viendra te dire : « Dios anki tiou-rata » (le « bonjour » en langue aïmara), aussitôt, tu monteras sur ta machine, et tu ne tourneras pas la tête, quoi qu’il arrive. On te dira où il faut aller, par où il faut passer et tu ne t’arrêteras pas avant qu’on te le dise ! sous peine de mort ! »

Libertad retrace en quelques phrases, dont quelques-unes restent inachevées, le rapide drame.

Il était un peu plus de six heures et demie quand le boy se sentit touché au bras, dans la rue et aussitôt il entendit le Dios anik tiourata prononcé par un être dont l’aspect le fit tout d’abord reculer. Il n’avait jusqu’alors vu de pareille tête que dans les panthéons (les cimetières) incaïques et n’avait pas été éloigné de croire à quelque spectre. Toutefois, il se ressaisit, monta sur sa machine, et, persuadé qu’il y allait de sa vie, attendit des ordres. Il eut beau ne point tourner la tête, il lui fallut bien entendre le jeu qui se jouait à la fenêtre, et il avait compris que, derrière lui, on enlevait la fille du marquis de la Torre.

À ce moment, il regretta ce qu’il avait fait, mais il était trop tard pour reculer ! Sur l’ordre qui lui en fut donné, il descendit vers la muelle Darsena, par la rue San Lorenzo. Dans la rue San Lorenzo, on le fit arrêter une seconde devant une porte basse d’où sortit un Indien qu’il avait reconnu immédiatement : c’était Huascar. Huascar s’était avancé jusqu’à l’auto et avait jeté un coup d’œil à l’intérieur, puis il avait dit en quichua : « C’est bien ! à tout à l’heure ! » et il avait donné l’ordre à Libertad de repartir sur la route de Chorillos et de s’arrêter seulement à l’hacienda d’Ondegardo qu’il connaissait bien pour s’y être approvisionné plusieurs fois d’eau-de-vie de maïs. Il y était parvenu à toute allure. Dans la voiture, derrière lui, on n’entendait rien. La señorita était-elle morte ? On aurait pu le croire. Pas un mot, pas un soupir, rien ! Ayant stoppé devant la porte de l’hacienda, il constata que la porte était ouverte et que l’hacienda paraissait vide de ses habitants. Il se retourna alors instinctivement et il vit trois gnomes extraordinaires dont les têtes abominables sortaient, l’une haute comme un pain de sucre, l’autre carrée, l’autre oblongue, du trou du puncho rouge. Et ils étaient en train de descendre avec de grandes précautions le corps de la señorita qu’il avait bien reconnu sous le voile safran dont elle était couverte. Elle paraissait dormir.

Ils la transportèrent dans la casa. Et lui, Libertad, attendit sur son siège, ne pensant plus qu’à se faire payer, à reconduire l’auto à Callao, à se sauver dans la sierra, et à sortir au plus tôt de cette affreuse histoire.

Sur ces entrefaites, le métis avait entendu derrière lui le galop d’une troupe de cavaliers, et presque aussitôt, il avait été entouré par une trentaine d’hommes qui, tous, avaient revêtu le puncho rouge. Ils étaient conduits par Oviedo lui-même et