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de chaînes ! Le martyr est passé par cette porte !

L’Homme rouge était descendu à nouveau de son escabeau ; il allait, venait, suivait sur les dalles la marche d’Atahualpa conduit au supplice, cependant que sa voix s’était faite plus solennelle, plus évocatrice encore. De cette lugubre histoire que nous venons de rapporter il avait eu la science de laisser de côté tout ce qui pouvait faire admirer l’audace immense des conquistadores, et la lâcheté des serviteurs de l’Inca. Tout était mis sur le compte de la trahison. Arrivé à ce point de son récit où le malheureux monarque monta sur le bûcher, l’orateur se tourna soudain vers ce coin de la salle où, immobiles, emprisonnés par la foule des fidèles, se tenaient Christobal de la Torre et ses compagnons. Et là, de toute évidence, il parla pour eux, il parla pour les étrangers. Son verbe se fit menaçant et prophétique.

— En vérité, en vérité, je vous le dis, maudits sont les fils de ceux qui ont eu le mensonge en bouche. Mourront comme des fils de chiens et ne connaîtront jamais les demeures enchantées du Soleil les fils de ceux qui ont prétendu qu’au moment de la mort Atahualpa a abjuré notre sainte religion ! Le fils du Soleil est resté fidèle à l’Astre du jour !…

Et, en effet, cette protestation n’était sans doute que l’expression de la vérité. Tout ce que les témoins oculaires nous ont rapporté d’Atahualpa, de son courage, de son caractère, de son impassibilité, ne concorde nullement avec le récit que nous ont laissé les moines relativement à la conversion. Ils prétendent que, lorsque l’Inca fut attaché au poteau du supplice, entouré des fagots qui allaient bientôt le consumer, le dominicain Valrude promit au roi que, s’il consentait à recevoir le baptême, la mort cruelle à laquelle il était condamné serait commuée en la peine plus douce du garrot. On l’étranglerait avant qu’il brûlât. Et Atahualpa aurait consenti et aurait reçu le nom de Jean en l’honneur de saint Jean-Baptiste dont on célébrait la fête ce jour-là.

Pendant que l’Indien rouge protestait ainsi et maudissait les bourreaux, pendant qu’il s’écriait : « Ainsi mourut le dernier roi des Incas, de la mort d’un vil malfaiteur ! », pendant qu’il montrait avec extase la pierre où Atahualpa avait rendu le dernier soupir, un grondement de colère et de révolte commençait de monter dans la vaste salle, autour des Étrangers. Tous les visages tournés vers eux étaient menaçants. Sans doute les trouvait-on bien sacrilèges d’avoir osé franchir le seuil de ce lieu sacré, dans un pareil moment ! Tant de siècles d’esclavage n’avaient point courbé si bien les fronts, qu’ils ne pussent, à certaines heures, se relever, et il paraissait bien que l’on fût dans une de ces heures-là.



LAISSEZ PASSER LA
VIERGE DU SOLEIL !


Hommes, femmes, enfants qui avaient envahi l’enceinte derrière les chefs, se poussaient autour de la petite caravane dans une intention si évidemment hostile que Raymond s’écria : « Il faut sortir d’ici ! »

— Oui, sortons d’ici, sortons d’ici au plus vite ! fit Marie-Thérèse.

Le marquis voulut y consentir, bien qu’il répugnât à montrer de la crainte de quoi que ce fût. Comme ils essayaient de pousser leurs montures, un grand cri quichua les enveloppa, une immense clameur, douloureuse où la mort d’Atahualpa était pleurée ! Et des poings se levèrent sur eux.

La situation était des plus critiques.

Christobal cria : « En avant ! »

Et, le premier, il enfonça ses éperons dans les flancs de sa mule qui se cabra au milieu d’un tumulte inouï et retomba sur la foule hurlante.

Des couteaux sortirent de leur gaine et le sang allait couler quand un grand remous se produisit dans la salle. Un homme de haute stature se frayait un chemin jusqu’à la caravane et chacun s’effaçait avec respect ou terreur sur son passage. Il frappait de droite et de gauche ceux qui ne lui faisaient pas place assez vite. Marie-Thérèse, Christobal et Raymond reconnurent Huascar. Ainsi arriva-t-il devant la mule de Marie-Thérèse dont il prit les rênes en main et sa voix retentissante couvrit tous les bruits : « Celui-là est mort ! s’écria-t-il, qui touche à la Vierge du Soleil ! » À ces mots, tous les poings, tous les bras menaçants s’abaissèrent, et un grand calme succéda immédiatement au tumulte. Alors, la voix de Huascar se fit encore entendre : « Laissez passer les Étrangers ! »

Et il marcha devant eux.

Sans autre dommage ils parvinrent sur la place où des gardiens municipaux vinrent immédiatement se mettre à leur disposition en leur faisant comprendre combien il était imprudent pour eux de rester dans