Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/40

Cette page a été validée par deux contributeurs.

tracée sur le mur à neuf pieds du sol[1].

Arrivé à cet endroit de sa psalmodie que nous avons résumée ici dans un récit nécessaire à faire apparaître le passé vivant aux yeux du lecteur, le prêtre rouge s’arrêta, s’en fut à la muraille et indiqua du doigt une trace encore assez nettement visible et il dit : « Là fut la marque de la rançon ! »[2]

L’espace devait donc être rempli d’or jusqu’à cette ligne, mais il fut entendu que l’or devait ne pas être fondu en lingots, mais conserver la forme des objets qu’on en avait fabriqués, afin que l’Inca eût le bénéfice de l’espace qu’ils occupaient. Atahualpa convint en outre, de remplir deux fois d’argent une chambre voisine de grandes dimensions et il demanda deux mois pour remplir ses promesses. Bientôt ses émissaires, choisis parmi les prisonniers, partirent pour toutes les provinces de l’Empire.

L’Inca dans sa prison était très surveillé, naturellement, car, en même temps que sa captivité assurait la sécurité de Pizarre, il représentait pour lui maintenant une richesse fabuleuse. Dans son infortune, Atahualpa reçut la visite des principaux seigneurs de la Cour qui ne se risquaient jamais en sa présence sans avoir d’abord quitté leurs sandales et sans porter en signe de respect un fardeau sur leurs épaules. Les Espagnols regardaient d’un œil curieux ces actes d’hommage ou plutôt de soumission servile, d’une part, et, de l’autre, l’air de parfaite indifférence avec lequel ils étaient reçus comme une chose toute naturelle ; et ils conçurent une haute idée du caractère d’un prince qui, même dans l’impuissance où il se trouvait, pouvait inspirer à ses sujets de tels sentiments de respect. Cependant la chambre commençait à se remplir d’objets précieux. Mais les distances étaient grandes et les rentrées se faisaient lentement : la plupart se composaient de pièces de vaisselle massives, dont quelques-unes pesaient deux ou trois arrobas — poids espagnol de vingt-cinq livres. À certains jours on apporta des articles de la valeur de trente ou quarante mille pesos de oro, et parfois de cinquante ou même soixante mille pesos. Les yeux avides des conquérants couvaient les masses brillantes de trésors qui étaient sur les épaules des Indiens, et que ceux-ci déposaient aux pieds de leur infortuné monarque. Mais quel espace il restait encore à remplir ! Comme ses soldats commençaient à montrer de l’impatience, Pizarre envoya son frère Fernand à Cuzco avec ses cavaliers et un ordre de l’Inca. Et les Péruviens durent hâtivement dépouiller leurs maisons et leurs temples.

Le nombre des plaques que les envoyés de Pizarre enlevèrent eux-mêmes au temple du Soleil était de sept cents, et, quoiqu’elles ne fussent sans doute pas d’une grande épaisseur, on les compare pour la dimension au couvercle d’un coffre de dix ou douze pouces de large. L’édifice était entouré d’une corniche d’or pur, mais qui était si solidement fixée dans la pierre, qu’elle défia heureusement tous les efforts des spoliateurs.

Les messagers rapportaient avec eux, outre l’argent, deux cents cargas ou charges d’or complètes. C’était un accroissement considérable aux contributions d’Atahualpa ; et, bien que le trésor fût encore fort au-dessous de la marque prescrite, le monarque voyait approcher avec satisfaction le moment où serait entièrement réalisée sa rançon.

Les Espagnols n’eurent point encore la patience d’attendre ce moment-là. Des bruits de révolte couraient le royaume. Il fallait marcher sur Cuzco au plus vite avec les quelques renforts venus récemment de Panama. Mais pour rien au monde les aventuriers n’eussent laissé derrière eux un pareil trésor. Ils décidèrent le partage.

Cependant, avant d’y procéder, il fallait réduire la totalité en lingots d’un titre et d’un poids uniformes ; car le butin se composait d’une variété infinie d’articles, dans lesquels l’or se trouvait à des degrés de pureté très différents. Ces articles consistaient en gobelets, aiguières, plateaux, vases de toutes formes et de toutes grandeurs, ornements et ustensiles pour les temples et les palais royaux, tuiles et plaques pour la décoration des édifices publics, imitation curieuse de plantes et d’animaux divers. Parmi les plantes, la plus belle était le maïs, dont l’épi d’or

  1. Voir Prescott qui a adopté les dimensions données par le secrétaire Xeres (Conq. del Peru, ap. Barcia, t. III, p. 202). Suivant Fernand Pizarre, la chambre avait neuf pieds de haut, mais trente-cinq de long sur dix-sept ou dix-huit de large (Carta MS). Le chiffre le plus modéré est suffisamment élevé.
  2. Stevenson dit qu’on montre encore « une grande chambre faisant partie de l’ancien palais, qui, lorsqu’il y passa, était la résidence du Cacique Astopilca, où l’infortuné Inca avait été retenu prisonnier » ; et il ajoute que la ligne tracée sur le mur est encore visible (Residence in South America, vol. II, p. 163). Le Pérou abonde en ruines aussi anciennes que la conquête, et il n’est pas étonnant que la mémoire d’un événement aussi étonnant se soit conservée.