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pour fuir, et telle était l’angoisse des survivants, sous la pression effroyable de leurs assaillants, qu’une troupe nombreuse d’Indiens renversa, par des efforts convulsifs, le mur de pierre et de mortier séché qui formait en partie l’enceinte de la plaza ! Ce mur tomba, laissant une ouverture de plus de cent pas, par laquelle des multitudes se jetèrent dans la campagne, toujours chaudement poursuivies par la cavalerie qui, sautant par-dessus les décombres, s’élança sur les fugitifs, les abattant de tous côtés[1].

Au milieu de cette bataille, la litière d’Atahualpa et son trône d’or massif étaient ballottés terriblement, cependant que le roi assistait au massacre des siens. Les soldats espagnols parvinrent par un effort suprême jusqu’à lui et voulurent le tuer. Mais, Pizarre, qui était le plus rapproché de lui, s’écria d’une voix de stentor : « Que celui qui tient à sa vie ne touche pas à l’Inca » ; et, en étendant le bras pour le protéger, il fut blessé à la main par un de ses soldats.

La lutte devint plus acharnée que jamais autour de la litière royale. Elle vacillait de plus en plus, et enfin, plusieurs des nobles qui la portaient ayant été tués, elle fut renversée. Pizarre et ses compagnons reçurent l’Inca dans leurs bras. Le borla impérial fut immédiatement arraché du front du malheureux monarque par un soldat nommé Estete, et Atahualpa, fortement escorté, fut conduit dans la salle voisine à l’endroit même où le prêtre rouge quichua, tantôt de sa voix râlante, tantôt gémissante, tantôt menaçante, racontait ces choses mémorables et tristes.

Toute résistance avait cessé à l’instant. La nouvelle du sort de l’Inca se répandit bientôt dans la ville et dans tout le pays. Le charme qui aurait pu tenir les Péruviens réunis était rompu. Chacun ne pensait qu’à sa sûreté. Les soldats mêmes, qui étaient campés dans les champs voisins, prirent l’alarme en apprenant la fatale nouvelle et se dispersèrent.

Le soir, Pizarre fit souper Atahualpa à sa table. L’Inca montra un courage surprenant et rien ne put lui faire perdre son impassibilité.

Le lendemain on commença à piller. Jamais les Espagnols n’avaient rêvé autant d’or ni d’argent. Et c’est alors que Atahualpa ne tarda guère à découvrir chez ses vainqueurs, sous les apparences du zèle religieux qui tendait à le convertir, une passion cachée plus puissante dans la plupart des cœurs que la religion ou l’ambition : c’était l’amour de l’or. Il dit un jour à Pizarre que, s’il voulait le mettre en liberté, il s’engagerait à couvrir d’or le plancher de la chambre où ils étaient.

Ses auditeurs l’écoutaient avec un sourire incrédule ; et, comme l’Inca ne recevait pas de réponse, il dit avec emphase « qu’il ne couvrirait pas seulement le plancher, mais qu’il remplirait la chambre d’or aussi haut qu’il pouvait atteindre » ; et, se mettant sur la pointe des pieds, il leva sa main contre le mur.

Tous les yeux exprimèrent la surprise ; car ces paroles semblaient la vanité insensée d’un homme trop avide de recouvrer sa liberté pour peser la valeur de ses mots. Cependant Pizarre était cruellement embarrassé. À mesure qu’il s’avançait dans le pays, beaucoup de choses, qu’il avait vues et toutes celles qu’il avait entendues avaient confirmé les rapports éblouissants qu’on avait reçus d’abord au sujet des richesses du Pérou. Atahualpa lui-même lui avait fait la peinture la plus brillante de l’opulence de Cuzco, la première capitale des Incas, où les toits des temples étaient revêtus d’or, tandis que les murailles étaient couvertes de tapisseries et le sol pavé de tuiles de ce précieux métal. Il devait y avoir quelque fondement à tout cela. Dans tous les cas, il était prudent d’accepter la proposition de l’Inca, puisqu’en agissant ainsi, il pouvait réunir tout l’or dont il disposait et par là empêcher les indigènes de le soustraire ou de le cacher.

Il acquiesça donc à l’offre d’Atahualpa, et, tirant une ligne rouge sur le mur à la hauteur que l’Inca avait indiquée, il fit enregistrer exactement par le notaire les termes de la proposition. La chambre avait environ dix-sept pieds de large sur vingt-deux de long, et la ligne était

  1. Prescott, Pedro Pizarro, Xeres. Les Indiens venus avec Atahualpa étaient-ils armés ? L’auteur de la Relacion del primer descubrimiento dit que quelques-uns de ceux qui entouraient l’Inca avaient des arcs et des flèches et que d’autres étaient armés de maillets, ou massues d’argent et de cuivre, qui toutefois étaient plutôt des ornements que des armes. — Pedro Pizarro et quelques auteurs plus modernes disent que les Indiens apportaient des courroies pour lier les hommes blancs captifs, tellement ils étaient sûrs que leur petit nombre ne pouvait leur permettre la résistance. Fernand Pizarro et le secrétaire Xeres s’accordent à dire que leurs armes étaient cachées sous leurs vêtements, mais, comme ils ne prétendent pas qu’elles aient été employées et que l’Inca avait annoncé qu’il venait sans armes, l’assertion peut bien être mise en doute ou même rejetée. Tous les auteurs sans exception s’accordent à dire qu’on n’essaya pas de résister.