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— Marie-Thérèse, est-ce que vous devenez folle ?…

— Je vous dis qu’ils sont là tous les trois, les trois crânes vivants appuyés à la vitre de mon balcon !… Ils m’ont regardée entrer dans la chambre avec des yeux épouvantables… mais avec des yeux vivants, des yeux qui ont retrouvé leurs prunelles. Raymond ! Raymond ! non ! non ! n’entrez pas… appelez papa !

Le jeune homme pénétra dans la chambre avec la lumière qui vacillait encore dans la main de Marie-Thérèse. Il alla au balcon, ouvrit la porte-fenêtre qui donnait d’un côté sur un coin de la mer, et de l’autre sur le panorama lunaire de la plaine où, pendant le jour, les pioches sacrilèges avaient violé les demeures millénaires des morts !… Et il ne vit rien qui ne fût tout à fait normal. Il se retourna vers la jeune fille qui s’appuyait, toujours tremblante, à la porte et il lui dit qu’elle avait été certainement victime d’une hallucination…

— Voyons, Marie-Thérèse, vous qui êtes si raisonnable…

— Raymond, je vous dis que je les ai vus !…

— Mais enfin, qu’est-ce que vous avez vu ?…

— Là, sur le balcon, derrière la vitre… les trois crânes des chefs incas, les trois abominables crânes vivants, qui me regardaient !…

— Mais enfin, Marie-Thérèse, revenez à vous ! Vous savez bien que nous les avons vu tirer sur le bord de la fosse… Ils y sont peut-être encore… comment voulez-vous qu’ils viennent se promener sur votre balcon ?… Vous croyez aux revenants, aux fantômes !…

— Mais non !… mais non !… mais je vous dis que ceux que j’ai vus n’étaient pas morts, qu’ils étaient vivants !…

Raymond, pour la rassurer, crut devoir éclater de rire.

— Ne riez pas ! ne riez pas !… Je les ai bien reconnus, allez ! exactement. Ils y étaient tous les trois : la casquette-crâne, le crâne pain de sucre et le crâne petite valise ! Exactement, exactement !… qu’est-ce qu’ils venaient faire là, pourriez-vous me le dire ?…

Christobal, attiré par le bruit que faisaient les deux jeunes gens, s’amusa de la peur enfantine de Marie-Thérèse. L’oncle François-Gaspard se montra, lui aussi, en bonnet de coton. Sa vue fit rire tout le monde, excepté cependant Marie-Thérèse. Pour la rassurer, le majordome dut faire le tour de la maison. Il rentra sans avoir rien vu de suspect.

— Ce sont tous les morts de tantôt qui t’ont monté la tête, ma pauvre enfant, je te croyais tout de même plus sérieuse que cela… dit Christobal.

Elle ne voulut point coucher dans sa chambre et elle en fit préparer une autre à l’autre bout de la villa. Raymond, pendant ce temps, parvenait à lui faire entendre raison. Elle comprenait enfin qu’elle avait été, qu’elle ne pouvait qu’avoir été troublée par les visions funèbres de l’après-midi… et elle fut enfin d’avis que les crânes des morts ne reviennent pas se promener vivants derrière les fenêtres des demoiselles.

Elle se trouva même un peu niaise, entraîna Raymond sur le balcon du salon du premier étage pour pouvoir lui confesser à lui, qui la croyait si sage, si raisonnable, combien elle avait honte d’elle-même.

Ce balcon surplombait la mer dont le flot venait mourir de ce côté, au pied du mur de la villa. L’immense paix de l’océan finit par la calmer tout à fait. Alors, posément, elle ôta son bracelet.

— C’est lui, fit-elle, qui peut-être m’inquiète. En vérité, avant d’avoir passé à mon poignet ce bracelet inconnu, je n’avais jamais été assez sotte pour voir des fantômes derrière mes fenêtres…

Et elle jeta le bracelet dans la mer.

Raymond n’arrêta point son geste.

— Ma foi, dit-il, je ne suis point fâché de cette solution !… Je vous offrirai une « alliance » comme tout bon bourgeois de chez nous et, au moins, on saura de chez quel bijoutier elle vient !…

Chacun s’en fut se reposer. La nuit se passa sans incident. Mais, vers sept heures du matin, un horrible cri, parti de la chambre occupée par Marie-Thérèse, faisait se précipiter de ce côté Raymond et les domestiques…

Ils pénétrèrent dans l’appartement. Marie-Thérèse était assise sur son lit, la poitrine haletante, les yeux hagards. Elle fixait son poignet. Marie-Thérèse venait de se réveiller avec le bracelet Soleil d’or !…