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— Oui, et c’est depuis ce moment-là, reprit la tante, que le père est devenu fou. Il continue d’errer sur les ruines de Cuzco et autour des souterrains en appelant sa fille… depuis dix ans ! Ce n’est pas à lui qu’il faudrait dire qu’elle n’a pas été enlevée par les Indiens pour la cérémonie de l’Interaymi.

— Puisque vous dites vous-même qu’il est fou !…

— Il l’est devenu à la suite de la certitude qu’il eut de l’horrible sacrifice. Quelques jours avant sa disparition dans les souterrains de Cuzco, Maria-Christina avait reçu un étrange cadeau, un lourd et vieux bracelet d’or orné en son milieu d’un disque représentant le Soleil !

— Ma bonne Agnès, vous savez bien que dans ce pays-ci, nos orfèvres mettent le soleil à toutes les sauces !…

— Oui, mais ce bracelet-là était le vrai !… celui qui avait été envoyé également, paraît-il, à Amélia…

— Ah ! ma sœur, vous inventez !… vous inventez !… Comment voulez-vous, avec des histoires comme les vôtres, que l’on écrive l’Histoire !… Surtout, mon cher hôte, ne prenez pas de notes, je vous en prie !

— Je n’invente rien, reprit la vieille, têtue !… c’était le vrai bracelet Soleil d’or, le bracelet du sacrifice… celui que, tous les dix ans, depuis la mort du dernier roi inca, Atahualpa, brûlé vif par Pizarre, les prêtres incas envoyèrent à celle qui fut choisie pour être l’épouse du Soleil, et qui devait être murée vivante !… Le pauvre Orellana en a assez parlé du bracelet Soleil d’or !… Toute la ville en a parlé !…

— Oui, oui, ma sœur !… Toute la ville a bien de l’imagination aux environs de l’Interaymi !… et le marquis se penchant vers François-Gaspard :

— Vous ne sauriez vous douter, mon cher illustre hôte, du mal que nous avons à la Société de Géographie et d’Archéologie… pour nous débarrasser de toutes ces légendes… Vous qui êtes un vrai savant !…

— Oh ! le savant ne doit pas dédaigner les légendes, répondit l’académicien, et je vous dirai que, pour mon compte, je suis enchanté de mon voyage et bien heureux d’être tombé dans un pays où elles sont encore si vivantes !…

À ce moment, un domestique entra et se dirigea vers Marie-Thérèse. Il portait un léger registre et une petite boîte.

— Objet recommandé ! dit-il… Le facteur est déjà venu tantôt et je lui ai dit de repasser ce soir… Mademoiselle doit signer ici !…

Marie-Thérèse signa.

— Tiens ! fit-elle, cela vient de Cajamarca !… Mais je ne connais personne à Cajamarca !… Qu’est-ce que ça peut bien être que ça ?… Vous permettez ?

Et elle déficela, décacheta, ouvrit la petite boîte de bois.

— Un bracelet ! s’écria-t-elle en riant un peu nerveusement. Eh bien ! Voilà une coïncidence bien amusante !… mais c’est le bracelet Soleil d’or !… Ma parole !… le bracelet de l’épouse du Soleil !…

Tous s’étaient levés, excepté les deux vieilles qui n’en avaient pas la force. Et tous les yeux étaient sur le lourd anneau de vieil or bruni, avec son disque de soleil dont les rayons paraissaient éteints, encrassés par la poussière des siècles.

— Ah ! bien !… c’est une bonne plaisanterie ! fit en riant Marie-Thérèse…

— Parbleu !… s’écria le marquis, dont la voix était légèrement changée, elle est bien bonne !… C’est la vengeance, jolie, du reste et très élégante, de ce brave Alonso de Cuelar, dont tu viens de refuser la main. Il me l’avait bien dit, avec son triste et aimable sourire : « Je me vengerai de la Vierge du Soleil !… » Tu sais bien que tout le monde au Cercle t’appelle la Vierge du Soleil ! puisque tu ne veux pas te marier !… Mais qu’est-ce que vous avez à faire une tête comme ça, vous autres !

Et, se tournant vers les deux vieilles :

— Quoi ? tout de même, vous n’allez pas vous rendre malades pour une simple farce !

Marie-Thérèse faisait admirer le bracelet à François-Gaspard et à Raymond.

— Mon père, vous direz à don Alonso que j’accepte son cadeau et que je le porterai en gage de notre bonne amitié… Il est vraiment très joli !… On ne fait plus de ces bijoux-là !… Qu’en dites-vous, Monsieur Ozoux ?

— Moi ?… répondit François-Gaspard, je jurerais que ce bracelet a quatre ou cinq cents ans… au moins !

— On trouve encore de ces trésors dans les fouilles autour des tombes royales, mais ils se font rares… Je ne m’étonne pas que don Alonso soit allé chercher celui-ci jusqu’à Cajamarca ! dit le marquis.

— Où est-ce, Cajamarca ? demanda Raymond.

— Jeune ignorant !… fit l’oncle, sache que Cajamarca est tout simplement l’an-