Page:Leroux - L'Epouse du Soleil.djvu/12

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Parce que tous les dix ans, il y a chez les Indiens quichuas une plus grande fête du Soleil, répliqua en hochant la tête l’antique Irène.

— Et où se passe-t-elle, cette fête ? interrogea Raymond.

— Ah ! on ne saurait dire exactement, expliqua la tante Agnès, à mi-voix, comme si elle allait confier à ses auditeurs un grand secret… À ce qu’il paraît qu’à cette fête on accomplit de nombreux sacrifices… les cendres des victimes sont jetées dans les ruisseaux qui entraînent ainsi dans leur cours tous les péchés de la nation…

— Admirable ! s’écria François-Gaspard !… Je voudrais bien assister à cette fête-là !

— Taisez-vous, Monsieur ! gémit la tante en baissant la tête dans son assiette… Il y a à cette fête décennale du Soleil des sacrifices humains !…

— Des sacrifices humains !…

— Écoutez-vous ma tante ? fit en riant Marie-Thérèse.

— Mais certes ! protesta l’oncle. Et pourquoi donc ne la croirions-nous pas ? Aux fêtes du Soleil chez les Incas, ces sacrifices étaient coutumiers et mes notes et documents, les ouvrages de Prescott et tout ce qui a été écrit sur le Pérou nous atteste que les Indiens quichuas, de même qu’ils ont conservé le langage de jadis, en ont encore les mœurs et coutumes d’autrefois.

— Ils sont devenus catholiques depuis la conquête espagnole ! dit Raymond.

— Oh ! ça, j’avoue que ça ne les gêne pas ! reprit le marquis, ça leur fait deux religions au lieu d’une et ils ont mêlé les rites avec une inconscience surprenante !…

— Mais, enfin, qu’est-ce qu’ils veulent ? revenir au gouvernement des Incas ?

— Est-ce qu’ils savent ce qu’ils veulent ! répliqua Marie-Thérèse. Avant la conquête espagnole, sous le gouvernement des Incas, tout le monde, hommes, femmes et enfants, était astreint au travail suivant les forces et les facultés de chacun. Depuis qu’il n’est plus asservi ni maintenu par la discipline de fer des fils du Soleil, l’Indien n’a profité de sa liberté que pour se livrer à la paresse la plus insouciante. De là, des misères et une servitude matérielle qui le font se souvenir de la prospérité de jadis et redemander sournoisement le retour du règne des fils de Manco-Capac ! C’est, du moins, ce que j’ai cru comprendre aux explications de Huascar… à quoi je lui ai répondu que, si ces temps revenaient, ses frères n’en seraient pas plus heureux, attendu qu’ils ont perdu l’habitude du travail. En ce qui me concerne, je suis fort heureuse de m’être débarrassée de la bande de Huascar !… Ça m’a coûté un Chinois, mais ça n’est pas trop cher…

— Et c’est vrai qu’il y a encore des sacrifices humains ? insista Raymond.

— Mais non ! quelles histoires ! dit Marie-Thérèse.

La tante Agnès et la vieille Irène entreprirent François-Gaspard.

— Marie-Thérèse ne sait pas !… Elle a été élevée à Paris !… Elle ne peut pas savoir… Cher Monsieur Ozoux, écoutez-nous !… Il n’y a pas de quoi rire… elle a tort de rire comme ça !… Car nous sommes absolument sûres, vous entendez, absolument sûres (on en a assez de preuves, mon Dieu !) que, tous les dix ans (ce qui était la grande mesure de temps chez les Incas) les Indiens quichuas offrent une épouse au Soleil !…

— Comment cela, ils lui offrent une épouse ? demanda l’oncle qui n’en respirait plus.

— Mais oui, cher Monsieur Ozoux… Ils lui sacrifient une jeune femme, en secret, dans des temples qui datent de ce temps-là et où l’étranger n’a jamais pénétré… c’est horrible, mais c’est sûr !…

— Ils sacrifient une jeune femme ! ils la tuent !…

— Mais oui ! Ils la tuent !… Ils la tuent puisque c’est pour le Soleil !…

— Comment la tuent-ils ?… Ils la brûlent ?…

— Non ! Non !… C’est plus affreux que cela, Monsieur Ozoux, oui, plus affreux… le bûcher, c’était pour des cérémonies beaucoup moins importantes ! Mais dans la cérémonie décennale de l’Interaymi, c’est une vierge ennemie, la plus belle qu’ils peuvent trouver et la plus noble de la race ennemie qu’ils offrent à leur Soleil, et ils la murent vivante dans le temple de leur Soleil ! Oui, cher Monsieur Ozoux !… c’est comme on vous le dit !

Marie-Thérèse ne se retenait plus de rire devant l’ahurissement de François-Gaspard. Celui-ci lui jeta un coup d’œil d’enfant rancuneux, troublé dans son plaisir. Il crut encore devoir prendre la défense des vieilles femmes. Tout ce qu’elles disaient, en tout cas, concordait parfaitement avec ce que l’on savait des vierges du Soleil. Et il trouva la minute propice à l’étalage de son érudition. Les sacrifices humains avaient été toujours en honneur chez les Incas. Tantôt les victimes étaient offertes au dieu du jour, tantôt au Roi lui-même et souvent ces victimes