n’avaient plus qu’à vivre, mais à disparaître : Elles devenaient « la honte de la nation ».
Elles savaient cela, celles qui, la face anxieuse, les yeux agrandis par l’espoir en la bonté du dieu, attendaient la première flamme. Autour d’elles, l’assemblée chantait et priait le dieu qu’il leur fût propice et les miroirs restaient toujours immobiles entre les mains des trois gardiens du Temple !
Si le bûcher destiné à la dépouille de la Coya, vieille de mille ans, dont la nouvelle Coya allait prendre la place dans le mur du Temple, ne s’allumait pas, cela ne signifiait point que le dieu ne voulait pas de l’épouse nouvelle (et celle-ci était toujours descendue vivante dans la tombe de l’ancienne), cela signifiait que l’ancienne n’avait pas su plaire au dieu pendant les mille années de mariage solaire et que ses restes ne méritaient point l’honorable sépulture du feu. Alors on les jetait aux égouts de la montagne, domaine des vautours noirs.
Or, ce jour-là, des trois bûchers celui qui s’alluma le premier fut celui de l’antique Coya et aussitôt on alla la chercher. Elle était toute prête. Des chants retentirent en son honneur et les prêtres firent tomber un voile de pourpre que Raymond n’avait pas remarqué dans le flamboiement de ce temple d’or et de porphyre.
Le rideau, arraché, laissa voir, dans la muraille, un trou dans lequel pouvait tout juste se tenir une personne assise. C’était l’une des cent tombes du Temple de la Mort et, dans ce trou, on apercevait la vague silhouette de la Coya millénaire encore soutenue par ses bandelettes. Ce n’était plus guère qu’un squelette, car, enterrée vivante comme toutes les autres Coyas de ce Temple, elle n’avait eu, une fois morte, pour tout embaumement que l’encerclement de ses bandelettes parfumées ; toutefois la vertu de ce sol péruvien « de conserver ses morts » se manifestait une fois de plus en montrant, entre les bandelettes, non point les os, mais la peau du visage. C’est ce dont pouvaient se rendre compte les curacas et les néophytes, et les prêtres placés de ce côté du Temple ; Raymond ne voyait qu’une morte assise et il ne pensait qu’à une chose, c’est qu’elle allait céder sa place à Marie-Thérèse qui peut-être n’était point morte.
Et, une fois encore, sincèrement, il souhaita qu’elle le fût.
Si elle ne l’était point, quelle devait être sa torture ! si elle pouvait penser encore derrière ses paupières closes, quelle devait être sa pensée ? Peut-être, en ce moment suprême, songeait-elle à lui qui avait été incapable de la reprendre à ses bourreaux. Peut-être à cette heure infernale où se déroulaient, pour son supplice, toutes les affreuses pratiques de l’antique superstition, songeait-elle à leur calme et bourgeois amour qui était né si paisiblement dans leurs cœurs simples et si peu avides d’aventures. Quel destin que celui qui avait pris cette jeune fille occupée uniquement des intérêts d’une entreprise commerciale, au sein de la moderne civilisation qui ne vit point de contes fantastiques, mais de bonne et saine mathématique ; qui l’avait arrachée à une table-bureau, entre un livre de caisse et un copie-lettres pour la jeter en croupe de la chimère ? Et celle-ci, monstre fabuleux qui franchit tous les espaces, lui avait fait remonter en quelques heures tout le chemin parcouru depuis des siècles par les hommes et venait de la jeter sur le rivage barbare où brûlaient encore les bûchers de l’aurore du monde ! Hélas ! on mourait donc encore comme Iphigénie, jeune, belle, en pleine santé et déjà prête pour l’époux !