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les sandales, portées par l’ordre des Incas ![1]

« C’est bien ! dit encore le Roi, maintenant vous pouvez ceindre le ceinturon ! » Et le gardien des quipos leur passa autour des reins, le ceinturon auquel ils attacheraient, pour le combat, leurs armes de guerre.[2]

« C’est bien ! dit pour la troisième fois le Roi. Maintenant, je vous certifie devant le Roi Mort et devant la Coya qui va mourir, de telle sorte qu’ils le répéteront aux ancêtres, que notre race est toujours la première des races du monde vivant, que vous en êtes les représentants sur cette terre, car vous êtes les purs enfants du ciel, sans aucun mélange terrestre ! le frère ayant toujours bu le sang de sa sœur ! » Et il donna le signal pour que le couteau d’or piquât la gorge des vierges. Celles-ci s’avancèrent à leur tour et gravirent les marches de l’autel, pendant que les pères et les frères entonnaient le chant du triomphe aïmara : « Ah ! les sauvages !… les sauvages !… grondait Raymond qui, depuis que cette idée lui était venue que Marie-Thérèse était déjà morte, ne songeait plus qu’à la vengeance. Ah ! les tuer !… les tuer tous ! les faire souffrir !… les engloutir tous dans une même catastrophe ! Et mourir moi-même sur leurs ruines !… »

Mais que faire ? S’il avait pu mettre le feu à ces murailles, à ce granit, à ces murs d’or, il n’eût pas hésité !… Que faire ?… Il pouvait tout de même en tuer quelques-uns avec son revolver. S’il bondissait au milieu de ces fous, plus fous, plus dangereux que le vieillard Orellana, il aurait tout de même son moment ! Et il leur montrerait comment on expédie dans la lune les fils du Soleil !… et le grand-prêtre Huascar !… et le Roi Runtu, commis à la banque franco-belge… Oui, il pouvait toujours tuer ces deux-là !… et puisse tuer après !…

Évidemment ! évidemment, si Marie-Thérèse était morte ! Mais était-elle morte, Marie-Thérèse ?… Justement il lui sembla qu’elle avait remué, que sa tête avait eu un mouvement, que les joyaux d’or avaient glissé légèrement le long des joues et des épaules. Était-ce une illusion ? Il le demanda à Orellana qui lui répondit que sa fille était très fatiguée et qu’elle devait dormir.

Pendant ce temps, le gardien du Temple à l’horrible crâne déformé ou casquette-crâne (déformation qui lui donnait le goût du sang) piquait à la gorge les vierges et recueillait dans une coupe d’or le sang qui coulait de leurs blessures. Quand la coupe fut pleine, il y trempa ses lèvres et la donna ensuite à boire aux jeunes gens, parmi lesquels elle passa de main en main pendant que les vierges, en face d’eux, glorieuses de leur blessure légère, criaient : « Gloire aux enfants du Soleil ! » Quand la coupe fut vide, on le dit au Roi qui, levant les bras au ciel, pria le Soleil de donner lui-même le signal des sacrifices.



LA « COYA » MILLÉNAIRE
SUR SON BUCHER


Une odeur pareille à celle de l’encens, mais plus forte, plus exaltante se répandit dans le Temple ; les fumées des brûle-parfums se rejoignirent sous la voûte pour prendre leur essor par le trou circulaire qui découpait au-dessus de toutes les têtes un disque d’azur et qui bientôt le cacha. Aussitôt, les deux mammaconas qui devaient mourir se levèrent et coururent au Roi en protestant selon le rite : « Ô Roi ! lui dirent-elles, nous te supplions de faire cesser toutes les fumées de la terre ! Comment veux-tu que le soleil donne le signal du sacrifice, si elles nous cachent son visage !… »

Le Roi fit signe et les brûle-parfums furent éteints et le disque d’azur rayonnant reparut.

Alors, on vit sur les trois bûchers les trois gardiens du Temple, les trois petits gnomes à crânes déformés qui tenaient en leurs mains immobiles un miroir de métal dont ils dirigeaient les rayons sur une petite quantité de coton déposée au centre de la plate-forme de résine. Ainsi attiraient-ils, pour mettre le feu au bûcher, la bonne volonté du Dieu !…[3] Sur cette plate-forme, il n’y avait aucun poteau, rien à quoi on pût attacher les victimes, lesquelles devaient brûler à peu près volontairement. Mais le pire qui pouvait leur arriver était que le dieu ne voulût pas d’elles. S’il n’en voulait pas, il n’avait qu’à se couvrir le visage d’un nuage et le bûcher ne brûlait pas. Celles qui devaient mourir

  1. Ce qui rappelle les cérémonies où l’on chaussait les éperons aux chevaliers chrétiens. Voir Prescott.
  2. La cérémonie du ceinturon répondait à la prise de la Toja virilis, chez les Romains, et signifiait que le néophyte avait acquis l’âge d’homme.
  3. Prescott. À la fête de Raymi, on allumait les bûchers au moyen d’un miroir concave de métal poli, qui, concentrant en un foyer les rayons de soleil sur un monceau de coton sec, l’enflammait promptement. C’était l’expédient usité en pareille circonstance chez les anciens Romains, du moins sous le règne du pieux Numa.