gardien des quipos, transmetteur de la tradition, le chef vénéré du quipucamyas : celui qui sait l’Histoire. Derrière lui, devant un groupe de servants, venait Huascar dans la grande tunique safran du grand-prêtre. Le grand-prêtre appelé Villas Vmu apparaissait sous un dais porté par quatre curacas. Le dais était formé de plumes éclatantes. Tous s’inclinaient au passage de Huascar : l’Inca seul était au-dessus de lui.
Raymond vit sa figure tragique, ses yeux sombres, et il essaya de voir si ses mains n’étaient point déjà rouges du sacrifice ! Et comme il passait près de lui, sous lui, il pensa une seconde à le tuer, là, comme un chien, à l’abattre comme une bête malfaisante, à coups de revolver, au milieu de son cortège, de ses prêtres et de tous ses Incas. Mais les mammaconas survenaient en chantant. Il releva la tête, cherchant Marie-Thérèse. Il ne la vit point tout d’abord ; il fallut attendre que les mammaconas eussent fini le jeu des voiles noirs dont elles l’entouraient. Alors, elles s’écartèrent et d’abord les deux femmes qui allaient mourir s’avancèrent, le visage découvert et montrant à tous des sourires, une joie presque enfantine. Les quenias cessèrent leurs chants, et, dans le silence solennel de tous, la seconde litière apparut, portant deux statues d’or assises. C’était le roi défunt Huayna Capac et Marie-Thérèse, sur le double fauteuil d’or. Derrière eux, venaient, fermant la marche, les trois gnomes à crâne hideux, les trois gardiens du Temple qui avaient un instant disparu et qui revenaient avec Marie-Thérèse, car on sait qu’ils avaient seuls le droit, avec les mammaconas, de toucher à l’Épouse du Soleil. Raymond, dont le souffle était suspendu, avait espéré que la litière de Marie-Thérèse passerait près de lui comme avait passé le dais de Huascar. Il avait espéré cela pour savoir si, dès maintenant, sa fiancée n’était point morte. Elle ne paraissait pas plus vivante que le mort. Et elle n’avait plus le petit Christobal dans les bras ! Ce que les joyaux d’or qui la couvraient laissaient voir de son visage appartenait déjà à la tombe. Les trépassés n’ont point plus de pâleur au front ni aux joues. Et les paupières étaient immobiles, comme lorsqu’on les a fermées et que la piété des proches parents les a rabaissées sur les pupilles sans regard, pour toujours.
Ah ! si elle était passée près de lui, Raymond aurait essayé une fois encore de soulever ces paupières-là, avec un mot tombé du ciel !… Mais le double fauteuil d’or fut déposé tout de suite entre l’autel et les trois bûchers.
Huascar s’était assis à droite de l’autel et le chef des quipucamyas à la gauche. Les mammaconas en couvraient les degrés dans une harmonie funèbre. Seules, les deux qui allaient mourir et qui avaient quitté leurs voiles noirs pour des robes de fête aux tissus éclatants et qui avaient des fleurs dans les cheveux étaient étendues aux pieds de Marie-Thérèse.
Les nobles et les curacas étaient rangés tout à l’entour du temple, les jeunes gens et les jeunes vierges au milieu d’eux. Les trois gardiens du Temple étaient allés fermer les portes. Le peuple, qui n’assiste jamais à ces mystères, avait été laissé au loin, en prière dans les couloirs de la nuit qui sont innombrables et dont il ignore les détours, dans l’attente des prêtres qui, après la cérémonie, devaient ramener les pèlerins à la lumière du jour.
E SERMENT DES
ENFANTS DU SOLEIL
Huascar se leva et, par les paroles sacrées, donna le signal de la cérémonie : « Au commencement était Pacahuamac, le pur esprit qui régnait dans les ténèbres, puis venait son fils, le Soleil, puis sa fille, la Lune, et Pacahuanac leur donna des armées qui sont les étoiles.
Le Soleil et la Lune eurent des enfants. D’abord, il y eut les Pirhuas, rois pontifes, puis les amautas, pontifes-rois, puis les Incas, rois des rois, délégués pour gouverner le genre humain. »
L’assemblée répétait les paroles de Huascar comme une litanie. Celle-ci terminée, des jeunes gens apportèrent à Huascar un lama vivant. Huascar ordonna qu’on étendît la victime sur la dalle d’or de l’autel et le gardien du Temple, qui avait la garde des couteaux d’or, ouvrit les entrailles du lama sur lesquelles se pencha Huascar. Huascar, après les avoir interrogées, se leva et déclara au roi que les dieux étaient propices. Sur quoi le roi donna la parole au chef des quipucamyas qui retraça en quelques versets les principaux épisodes terrestres de l’histoire des Incas. L’assemblée répondait par d’autres versets. Le chant était monotone et toujours sur le même rythme et, pendant qu’il chantait, le chef des quipucamyas égrenait les nœuds de ses quipos comme un chrétien égrène son chapelet.