donc et regarde ! Cela vaudra mieux ainsi. Brûler l’Épouse du Soleil ! C’est inouï !… brûler ma fille !… Et tu crois que je laisserais s’accomplir une horreur pareille ? Pour qui me prends-tu ? Et pourquoi aurais-je apporté ma pioche ? Je te le demande. Tu ne me réponds pas. Tu fais bien ! Regarde tout autour de toi, sur les murs du Temple. Entre les plaques d’or, tu distingues des plaques de granit rouge. C’est le porphyre avec lequel on ferme les tombes des épouses du Soleil murées vivantes ! Compte ces plaques de porphyre, compte tout alentour, tout autour, elles sont cent dans la muraille. Cent ! pas une de plus, pas une de moins ! Je suis venu souvent ici, tout seul, reprit le pauvre fou, en soupirant, oui, tout seul, depuis que j’ai découvert les couloirs de la nuit un matin que je me réveillai dans la grotte, au bord du lac !… Eh bien ! je te dis qu’elles sont cent ! Si j’avais su dans laquelle de ces cent tombes de porphyre on avait enfermé ma fille vivante, tu penses bien que je l’aurais délivrée. Mais comment savoir ? Impossible ! Rien ne distingue ces tombes l’une de l’autre. Ce sont des plaques de porphyre toutes pareilles. Seulement, ils n’ont pas pensé qu’aujourd’hui je serais là, avec ma pioche ! Je verrai bien, cette fois, où ils mettront ma fille. Et quand ils seront partis, j’aurai tôt fait de la délivrer !
— Elle sera peut-être déjà morte quand tu la délivreras, morte étouffée, fit Raymond qui étouffait, mais qui, dans son atroce agonie, essayait de percevoir, dans la bizarre conversation du vieillard et dans ce qu’il disait des tombes, une lueur d’espoir.
— Non ! Non ! elle n’aura pas le temps d’étouffer !… La niche est profonde comme un placard. Elle peut s’asseoir dedans. Tu sais bien que nos morts s’assoient dans nos tombes comme chez eux. Elle peut respirer là-dedans au moins pendant une heure, peut-être pendant deux heures. Et moi je l’aurai délivrée en dix minutes, c’est sûr ! »
Raymond, maintenant, ne quittait plus des yeux ces plaques de porphyre derrière lesquelles dormaient les épouses du Soleil. Cette disposition funèbre des tombes n’était point faite pour l’étonner, car dans les panthéons (cimetières) péruviens, il avait vu des murailles pleines de morts. Et encore actuellement, on les emmure ainsi, mais morts et non vivants certainement autant que possible. Et les plaques qui les recouvrent sont disposées en bel ordre comme les rayons d’une bibliothèque.
— Mais si elles sont cent dans leurs cent tombes, dit Raymond, il n’y a plus de place pour personne ! Ces bûchers m’épouvantent ! Es-tu sûr qu’on ne la brûlera pas ?…
— Mais oui ! J’en suis sûr ! affirme le vieillard, agacé. Sois donc tranquille. Les bûchers sont pour les deux mammaconas qui doivent mourir et précéder l’Épouse dans les demeures enchantées du Soleil.
— Mais il y a trois bûchers, riposta Raymond qui se sentait devenir fou.
— Justement, le troisième bûcher qui est devant l’autel est pour l’Épouse du Soleil la plus ancienne que l’on va désemmurer pour mettre ma fille à sa place. Et cette vieille épouse, bien entendu, on va la brûler ! Qu’est-ce que tu veux qu’ils en fassent ?
— Tu vois bien qu’on brûle les épouses du Soleil ! répond Raymond qui délire autour de cette idée du feu contre lequel il ne pourrait rien si c’était par le feu que Marie-Thérèse devait mourir, tandis que l’emmurement tel que l’avait dépeint Orellana lui laissait quelque espoir.
— Je t’ai dit, répliqua encore le vieillard, cette fois tout à fait fâché, qu’il y a là cent épouses du Soleil auquel on en offre une tous les dix ans. Sais-tu compter, oui ou non ? Eh bien ! la plus ancienne qu’on lui reprend tous les dix ans pour mettre à sa place, une ancienne, la plus ancienne a mille ans !… On peut bien brûler une épouse de mille ans !… Le Soleil en a assez au bout de mille ans !… Et la preuve, c’est qu’il la brûle lui-même !… Oui ! oui ! c’est le Soleil qui allume les trois bûchers ! Sans cela, personne ne se le permettrait. C’est le Soleil en personne ! Tu vas voir !… Écoute ! Écoute ! les voilà !… les voilà !…
Les chants se rapprochaient et bientôt les prêtres apparurent.
En effet, le lointain grondement des chants se percevait et bientôt les nobles, reconnaissables à leurs bijoux d’oreilles, pendants et poinçons que seuls pouvaient porter des descendants de l’Inca firent leur entrée. Ils étaient vêtus d’une sorte de chemise rouge sans manches et portaient chacun une oriflamme sur laquelle était brodé l’arc-en-ciel en couleurs différentes qui constituait les armoiries de chaque maison. Puis ce fut une troupe de jeunes filles qui balançaient, en marchant, des guirlandes de la saison et dont la chevelure s’ornait de couronnes fleuries. C’étaient les filles des nobles, qui devaient jadis entrer dans les couvents des vierges