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L’hôtel du marquis avait cette particularité d’être mi-moderne, mi-historique. Il présentait des coins de vieille maison, tout à fait curieux et inattendus. Christobal avait fait transporter là d’antiques pans de murailles de bois, des galeries plusieurs fois centenaires, des bouts d’escalier vermoulus, des meubles rustiques datant de la conquête, des tapisseries décolorées, enfin tous les débris qu’il avait pieusement ramassés dans les différentes villes du Pérou où avaient vécu ses ancêtres, et, naturellement, à chaque objet se rapportait une anecdote à laquelle le visiteur bénévole n’échappait jamais. C’est dans ce coin historique que l’oncle François-Gaspard et son neveu Raymond furent présentés à deux vieilles dames qui paraissaient tombées d’une toile de Velasquez et avoir la plus grande peine à se relever. La tante Agnès et sa vieille duègne Irène étaient habillées selon les modes disparues et semblaient, elles aussi, avoir été apportées dans l’hôtel avec toutes les antiquités. Le meilleur de leur temps passait à se raconter des histoires pour se faire peur. Toutes les légendes du Pérou s’étaient réfugiées dans ce coin où le soir, après dîner, les deux Christobal père et fils et la petite infante Isabella venaient les entendre, en frissonnant, cependant que Marie-Thérèse, à l’autre bout de la pièce, sous la lampe, mettait à jour sa correspondance avec ses entrepositaires de guano.

François-Gaspard conçut une joie sans mélange de retrouver vivantes ces vieilles images de la Nouvelle Espagne, dans un cadre où il sentait déjà s’exalter sa dangereuse imagination. Il fut tout de suite l’ami des deux dames, prit à peine le temps de changer de toilette, revint tout de suite les trouver et, à l’heure du dîner, s’installa, à table, entre elles deux. Elles commençaient déjà leurs contes quand Marie-Thérèse crut devoir parler de choses sérieuses et mit son père au courant de l’incident des Indiens et des Chinois. Sitôt qu’elles surent que Marie-Thérèse avait chassé les Indiens, Agnès fit ses réserves et Irène se lamenta. La jeune fille s’était conduite, prétendaient-elles, avec beaucoup d’imprudence, à la veille des fêtes de l’Interaymi. Le marquis fut de leur avis. Et quand il sut que Huascar, lui aussi, était parti, il se récria. Huascar avait toujours été fort dévoué à la maison, que pouvait-il se passer pour qu’il abandonnât celle-ci d’une façon aussi brusque ? Marie-Thérèse expliqua brièvement que, depuis quelque temps, elle n’était pas contente des manières de Huascar et qu’elle le lui avait fait entendre.

— C’est autre chose, dit le marquis. Tout de même je ne suis pas tranquille… je ne trouve plus aux Indiens leur indifférence accoutumée… Il y a quelque chose dans l’air, quelque chose autour de nous… l’autre jour, sur la plaza Mayor, j’ai entendu des métis échanger des propos étranges avec certains chefs quichuas.



L’APPROCHE DE LA
FÊTE DU SOLEIL


— Comment se fait-il, demanda Raymond, que nous n’ayons plus rencontré d’Indiens depuis Callao et que je n’en aie pas vu un seul dans la ville ?…

— Eh ! toujours pour la même raison, monsieur, fit la vieille Agnès, parce que nous approchons de la fête. Ils ont des réunions secrètes. Ils disparaissent dans la montagne ou simplement dans des trous connus d’eux seuls, dans de véritables catacombes comme en avaient les premiers chrétiens. Il suffit d’un mot d’ordre venu d’on ne sait quel coin perdu des Andes pour les faire s’effacer comme des ombres puis réapparaître comme une nuée de sauterelles.

— Ma sœur exagère, interrompit en souriant le marquis, et, entre nous, ils ne sont pas bien dangereux…

— Vous êtes tout de même inquiet, Christobal, vous l’avez dit vous-même !

— Oh ! je les crois très capables de se livrer à quelque manifestation inattendue…

— Est-ce qu’ils se révoltent quelquefois ? demanda François-Gaspard, je les croyais tellement abrutis…

— Ils ne le sont pas tous… oui, nous avons eu quelques révoltes, mais ça n’a jamais été bien grave.

— Ils sont nombreux ? interrogea Raymond.

— Ils forment les deux tiers de la population, répondit Marie-Thérèse. Mais entre nous, ils ne sont pas plus capables de se soulever sérieusement que de travailler. C’est l’aventure de Garcia qui les a remués un peu. Il y a trop longtemps qu’on était tranquille. Qu’en dit le président ? demanda la jeune fille à son père.

— Le président ne s’en inquiète pas outre mesure, il paraît que tous les dix ans cette effervescence se renouvelle.

— Pourquoi tous les dix ans ? fit l’oncle Gaspard qui avait sorti son carnet de notes.