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On leur avait enlevé, à la sortie des couloirs de la nuit, leur robe de chauve-souris pour leur faire revêtir la tunique de laine de vigogne si fine qu’elle avait l’apparence de la soie. Les deux mammaconas qui devaient mourir venaient derrière la litière, la tête entièrement recouverte de leurs voiles noirs. Les autres mammaconas et les trois gardiens du Temple avaient disparu. Enfin, le cortège se terminait par une compagnie très mêlée de soldats quichuas qui avaient le fusil sur l’épaule et qui marchaient au pas, au son des flûtes d’os de mort ; les joueurs de quénia fermaient la marche.

Le contraste était assez savoureux du spectacle de ce cortège antique et de ce bout d’armée moderne, mais seul l’oncle Ozoux eût pu en jouir, et l’oncle Ozoux n’était pas là ! Quant à Raymond, aussitôt qu’il avait aperçu Marie-Thérèse, il était devenu comme fou.

Ne pouvant pénétrer plus avant dans la foule, il s’était rué en arrière pour pouvoir courir vers les portes de la ville où il espérait bien se placer directement sur le passage du cortège. Mais au moment où il atteignait les derniers degrés de la colline du singe qui danse, il fut immobilisé par la foule immobile, tournée vers le sommet du Sacsay Huaynam où apparaissaient tout en haut de la plus haute tour, la silhouette éclatante rouge dans l’azur d’un prêtre, dont la voix se répandait sur la plaine.

Raymond reconnut le prêcheur de la pierre du sacrifice, le moine rouge de Cajamarca. Et il sut qui il était, car autour de lui on murmurait : « le grand officier des quipucamyas », c’est-à-dire des « gardiens du quipus », c’est-à-dire des gardiens de l’Histoire. Et, la voix descendue du Sacsay Huaynam, chantait, pendant que le cortège s’était arrêté, la gloire d’autrefois ; puis elle rappela le jour où l’Étranger était entré, pour la première fois, dans cette plaine, avec son armée diabolique, après la mort d’Atahualpa. Le soleil comme aujourd’hui inondait de ses rayons la cité impériale, où tant d’autels étaient consacrés à son culte. Alors, d’innombrables édifices, dont il ne devait faire que des ruines, couvraient de leurs lignes blanches le centre de la vallée et les pentes inférieures des montagnes. La multitude des Incas s’en était allée au-devant de son nouveau maître, dans la terreur où l’avait jetée l’affreux sacrilège, le crime qui avait frappé la divinité sur la terre. Et ils avaient regardé avec épouvante ces soldats dont les exploits avaient retenti dans les parties les plus reculées de l’Empire. Ils avaient contemplé, étonnés, leurs armes brillantes, le teint de leurs visages si blancs, qui semblaient les proclamer les véritables enfants du Soleil : ils avaient écouté avec un sentiment de crainte mystérieuse la trompette qui jetait ses sons prolongés à travers les rues de la capitale et le sol qui résonnait sous les pas pesants des chevaux[1]. Et ils avaient fini par se demander, en ce temps-là, de quel côté était l’imposture, car le chef des Étrangers traînait avec lui Manco, le descendant des rois, et agissait en son nom, et commandait en son nom ! Quand le soleil s’était caché, ce jour-là, derrière les Cordillères, on eût pu croire que l’Empire des Incas avait vécu !

Mais il n’en est rien, reprenait la voix, avec une force nouvelle. Il n’en est rien puisque le soleil brille toujours sur ses enfants, puisque les Andes nourricières dressent encore leurs pics dans les cieux, puisque Cuzco[2], le nombril du monde, tressaille toujours à la voix de ses prêtres, puisque dans la plaine sacrée, le Sacsay-Huaynam et l’Intihuatana sont toujours debout et puisque se déroule aux pieds des murailles saintes, comme jadis, le cortège de l’Interaymi ! »



UUN CRI QUI
VIENT DU CIEL


À ces dernières paroles, la procession se remit en marche, et, en vérité, n’étaient les derniers soldats quichuas qui avaient apporté là, avec leur fusil, un fâcheux anachronisme, on eût pu penser que rien n’avait changé dans la plaine de Cuzco, depuis plus de quatre cents ans.

Raymond avait enfin pu se dégager, mais partout il avait trouvé la foule, et il désespérait de se faire jour jusqu’à Marie-Thérèse quand il rencontra le lugubre vieillard qui l’avait conduit à la colline du singe qui danse.

— Que cherches-tu ? un endroit pour voir ? lui demanda Orellana, viens avec moi et je te montrerai ma fille. Je connais le Cuzco mieux que les Incas, viens !… viens !…

  1. Cette entrée de Pizarre à Cuzco avait lieu le 15 novembre 1533. Il ne peut y avoir de meilleure relation à ce sujet que le récit de Pedro Sancho et la lettre des magistrats de Xauxa que Prescott a suivi dans le texte. Les Espagnols étaient tout au plus cinq cents contre tout ce peuple.
  2. Le Cuzco veut dire en quichua l’Ombilic.