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BALAOO

encore quelqu’un dans sa cage où les hommes craintifs l’ont enseveli vivant ; mais lui, Balaoo, qu’est-ce qu’il est, dans ses souliers vernis ? Un jouet d’hommes, ni plus ni moins…

Tout là-bas, en face de lui, par delà les bouquets noirs des arbres, c’étaient les repaires grillés des fauves dont il sentait venir à lui l’odeur alcaline, le parfum lourd. Il se les représentait calmes et fatals et tranquilles, reposant leur tête sur leurs pattes et dormant en paix dans leurs maisons de nuit. Les crocodiles, allongés dans leurs caisses pareilles à des cercueils, ne faisaient pas plus de bruit que s’ils avaient été déjà empaillés. Non loin de là, c’étaient, sous des couvertures, dont ils enveloppaient leur rêve digestif, les serpents, de nobles familles de serpents, les aspics de Cléopâtre, petites bêtes stupides que leur gloire n’empêchait pas de dormir. Oui, tout ce monde-là dormait. Les singes mêmes, qui ne s’arrêtent pas de remuer pendant le jour, ronflaient, le soir venu, comme des brutes, — comme des brutes, se répétait Balaoo en se représentant tout le peuple animal appesanti, pendant que, lui, pleurait contre la grille son angoissant chagrin d’anthropopithèque.

Même, dans leur captivité, ceux-là, derrière leurs barreaux, lui parurent enviables.

Il souffrait trop !

Quel bonheur de ne pas savoir !… d’ignorer la différence !… Oh ! elle n’était pas grande, la différence ! elle était enclose dans ses deux souliers vernis… et les passants ne pouvaient pas se douter, bien sûr, en croisant ce superbe jeune homme en smoking, de ce qu’il traînait avec lui, dans ses souliers vernis !… Mais lui, lui, lui, il ne pensait qu’à cela, à la différence !… et cela lui gâtait toujours ses soirées. Partout, au café, à la conférence Bottier, et