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LE COURRIER DE ROCHEBRUNE

nous. Quand je les vois si belles, j’en oublie ma tristesse. Le jardin et le verger m’intéressent fort peu, mais le parc (ou plutôt la forêt, car c’est immense), on y passerait sa vie.

» Eh bien, malgré toutes ses richesses, l’Oncle n’est pas plus heureux que moi ! Il semble même l’être moins encore, car je l’observe souvent quand il est auprès de nous, et je le vois fréquemment soupirer. À quoi cela lui sert-il d’avoir tant de belles choses ? Il ne paraît pas s’en soucier. Il entre à peine dans sa bibliothèque, jamais dans ses grands salons, ni dans son fumoir. Il a une serre, jamais il n’y va ; des fleurs dans son jardin, jamais il n’en cueille. On oublie d’en mettre sur sa table, et les vases de Sèvres qui ornent le salon sont toujours vides. Ah ! si c’était à moi, la maison serait fleurie dans tous les coins, l’antichambre en serait pleine, les vastes corridors aussi. Il n’y aurait pas une fenêtre qui n’eût son écran de verdure pour l’hiver. Je me dis quelque fois que si Rochebrune est triste en ce moment par ces belles journées d’été, il doit être lugubre dans la mauvaise saison, et je plains de tout mon cœur le pauvre oncle cousu d’or, comme dit Lolo. Oui, je le plains, malgré sa fortune, car il n’a pas d’enfants et je suis sûre qu’il est malheureux. Je voudrais pouvoir le consoler, mais je n’ose pas ; j’ai peur qu’il me croie intéressée, flatteuse, que sais-je ! S’il était pauvre, je lui aurais déjà dit combien il me fait pitié. J’ai toujours envie de lui crier : ne restez pas ici tout seul cet hiver, revenez avec moi à Paris, il n’y a pas beaucoup de place rue de Vaugirard, mais nous vous y recevrions de grand cœur. N’est-ce pas, petite mère ? Oh ! je donnerais je ne sais quoi pour ne pas savoir…

» Est-ce parce que j’ai comme un poids énorme sur