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LE MANOIR DE VILLERAI

et l’autre touchant ce chien fantôme qui avait suivi à la nage le canot d’un voyageur pendant toute une nuit.

Baptiste Dufault n’avait pas coutume de se faire prier : aussi, après avoir jeté sur le dernier qui venait de parler un regard fixe, ressemblant autant à une menace qu’à un signe d’assentiment, il posa sa pipe ; et, passant la main dans la ceinture rouge qui lui ceignait les reins, il commença par annoncer à son auditoire attentif que l’aventure qu’il allait raconter, tout incroyable qu’elle pouvait paraître, lui avait été contée par un sien oncle, un vieux voyageur, qui en avait été lui-même le héros, et dont la véracité avait toujours été considérée comme irréprochable. Trouvant cette manière de parler plus forte et plus dramatique, et voulant aussi imiter davantage le récit original qui lui en avait été fait, Baptiste s’exprima à la première personne, supposant toujours, comme de raison, que c’était le héros lui-même qui parlait :

« C’était par une belle soirée du mois de mai ; l’hivernement était terminé. Nous venions de laisser l’Ottawa et nous entrions dans la rivière des Prairies : nous n’étions qu’à quelques milles de chez mon père, où je me proposais d’arrêter un moment, avec mes compagnons, avant d’aller à Québec, où nous descendions plusieurs canots chargés des plus riches pelleteries et d’ouvrages indiens que nous avions eus en échange contre de la poudre, du plomb et de l’eau-de-vie. Comme il n’était pas tard et que nous étions passablement fatigués, nous résolûmes d’allumer la pipe à la première maison et de nous laisser aller au courant jusque chez mon père.

À peine avions-nous laissé l’aviron, que nous apercevons sur la côte une petite lumière qui brillait à travers trois au quatre vitres, les seules qui n’avaient pas encore été remplacées par du papier. Comme habitant de l’endroit et le plus jeune de la troupe, l’on me députe vers cette petite maison pour aller chercher un tison de feu. Je descends sur le rivage et je monte à la chaumière.

Je frappe à la porte ; on ne me dit pas d’entrer ; cependant j’entre. J’aperçois sur le foyer, placés de chaque côté de la cheminée, un vieillard et une vieille femme, tous deux la tête appuyée dans la main, et les yeux fixés sur un