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LE MANOIR DE VILLERAI

— Oui, oui, murmurait-elle en soupirant, j’ai agi pour le mieux. Qu’il étudie son cœur encore indécis, et qu’il s’éprouve lui-même avant de prononcer un vœu irrévocable et terrible. Mieux vaut pour moi être maintenant un peu blessée dans mon amour-propre, et même dans mes affections, que de souffrir plus tard cruellement et continuellement, épouse dédaignée et peut-être négligée.


VII


C’était pendant une froide nuit d’hiver ; mais, dans la chaude maison de Joseph Lauzon, il régnait un esprit de gaieté rarement toléré par la maîtresse du logis, vrai despote féminin. C’était l’anniversaire de son mariage avec le malheureux Joseph, ce mariage que tous les jours il regrettait si amèrement. Cependant, malgré le peu de bonheur que les deux époux y avaient trouvé, madame Lauzon persistait à fêter chaque année cet anniversaire avec une grande pompe, montrant par là un défaut de jugement inexprimable, qu’on rencontre souvent même chez des personnes d’un rang plus élevé dans la société.

Tout allait pour le mieux. Les danseurs déployaient une vigueur de jarrets infatigable, digne des fameux derviches trembleurs ; tandis que l’orchestre, composé d’un unique violon un peu asthmatique, se montrait également puissant. On avait fait bonne justice du souper ; les talents culinaires de l’hôtesse avaient été vantés de manière à satisfaire la vanité la plus exigeante, et la digne femme, pleine d’importance et de sourires, car elle savait feindre la douceur quand elle le voulait, allait d’un convive à l’autre, adressant à chacun une plaisanterie ou un mot d’amitié.

Une heure venait justement de sonner. Le petit groupe placé autour du poêle, recevait à chaque instant du renfort de ceux qui quittaient la danse. Le cercle qui commençait ainsi à s’agrandir si promptement au détriment des autres amusements, était enveloppé d’un nuage de fumée de tabac qui le tenait caché au reste de la société.

Pourtant ni la force du narcotique canadien, capable de rivaliser avec celui de la Virginie, ni l’immense chaleur