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LE MANOIR DE VILLERAI

celle-ci, et le plus vite tu la quitteras, le mieux ce sera, ajouta-t-elle sotto voce, en tirant la table au milieu de l’appartement et faisant d’autres bruyantes démonstrations, afin de paraître très occupée.

Que fit, ou que dit Rose pendant cette tirade imméritée ? Rien. Un frémissement involontaire de sa lèvre délicate, qui ne semblait faite que pour les sourires et les plaisirs, indiqua seul qu’elle avait tout entendu. Hélas ! une longue expérience lui avait cruellement appris qu’une silencieuse patience était sa meilleure et son unique ressource.

La virago de la ferme était encore à la plus haute note de son diapason, quand un coup frappé à la porte, immédiatement suivi de l’élévation de la clanche, interrompit sa harangue.

— Ah ! bonsoir, André Lebrun, s’écria-t-elle d’un ton amical, comme un jeune homme robuste et de bonne mine, vêtu d’un capot d’épaisse étoffe du pays, serré autour de la taille par une longue ceinture rouge, entrait dans l’appartement. Il y avait chez le nouvel arrivé un certain air de satisfaction, laissant voir qu’il n’avait aucune inquiétude touchant son importance et son mérite personnels ; aussi, il souhaita d’une manière aisée le bonsoir aux aînés de la famille, adressant en même temps à Rose ce qu’il appelait un salut et un sourire irrésistibles.

— Rien de nouveau, M. Lauzon ? demanda-t-il en s’approchant du poêle, et en allumant sa pipe, qu’il avait d’abord chargée de tabac pris dans une blague qu’il portait sur sa poitrine, pour toutes les occasions.

— Rien, André, répondit le vieux fermier, tandis que sa physionomie s’épanouissait à la pensée d’avoir un peu de paix ; car sa moitié avait ordinairement la bonne habitude de se taire quand il y avait des étrangers.

Une vive conversation s’engagea bientôt. Les propos de ferme, la rareté croissante des provisions, les projets et les plans pour le printemps suivant, tout fut tour à tour discuté ; chacun donnant son opinion, excepté Rose, pour qui seulement, comme il était facile de le voir, parlait l’un des interlocuteurs. Lebrun s’efforçait d’une manière habile, d’introduire de temps en temps dans la conversation des remarques indirectes, propres à faire ressortir sa fortune,