Page:Leprohon - Le manoir de Villerai, 1925.djvu/191

Cette page a été validée par deux contributeurs.
194
LE MANOIR DE VILLERAI

sonner rapidement. Les enfants dévoraient avidement plutôt qu’ils ne mangaient leur maigre repas, quand tout à coup l’aîné, après avoir fait disparaître le sien en deux ou trois bouchées, saisit la portion de son plus jeune frère et s’apprêta à l’avaler avec la même voracité qu’il avait fait du sien.

Les lamentations et les hauts cris jetés par le jeune infortuné ainsi privé de sa nourriture, amenèrent la mère sur la scène. Elle commanda à l’aîné de rendre sa proie ; mais il refusa avec impertinence, disant que comme c’était lui qui faisait tout l’ouvrage, qu’il avait été ramasser le bois dans la forêt pour faire du feu, il ne consentirait pas à mourir de faim ; ajoutant qu’il partirait bientôt pour chercher une meilleure demeure.

— Comment peux-tu parler si durement, demanda la malheureuse femme, quand tu sais bien que je n’ai moi-même rien mangé aujourd’hui ? C’est mon déjeuner et mon diner que vous êtes à diviser entre vous.

Et incapable de lutter davantage avec sa misère, elle s’affaissa sur un banc, et couvrant sa figure de ses mains, elle se mit à sangloter.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et le curé, M. Lapointe, notre ancienne connaissance, entra.

Son arrivée fut le signal d’un joyeux tumulte parmi les enfants, qui savaient bien par une longue expérience que l’excellent homme ne venait jamais les voir les poches vides ; et après leur avoir distribué une douzaine de bons biscuits faits par madame Messier, il se tourna vers la malheureuse mère et lui dit amicalement :

— Eh bien ! madame, comment ça va-t-il ?

— De pis en pis, répondit-elle tristement. Sans vos bonnes visites et les secours que vous me prodiguez, je maudirais mon misérable sort et je me laisserais mourir.

— Et que deviendraient alors vos petits enfants ? Ils ont encore besoin de vos soins.

— C’est parce que je ne puis rien faire pour eux que je voudrais m’éloigner pour ne plus les voir ni les entendre. Ah ! M. le curé, vous ne sauriez croire quel supplice c’est pour une mère d’entendre les enfants qu’elle a mis au monde crier pour avoir du pain et de ne pouvoir leur en donner.