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LE MANOIR DE VILLERAI

madame Lauzon, que cette matrone déterminée n’aurait pas été plus stupéfaite et plus confondue qu’elle ne le fut alors. Pendant les premières années de son mariage, elle avait réellement fait tout son possible pour chasser Rose de la maison ; car, avec cette petitesse de sentiments propre aux esprits comme le sien, elle était excessivement jalouse de l’entière confiance et de la profonde affection qui régnaient entre son mari et Rose. Cependant, depuis que la pauvreté et la maladie s’étaient introduites dans leur ménage, augmentant l’ouvrage de la maison en les privant de l’aide d’une servante, la présence de Rose devint aussi nécessaire à madame Lauzon qu’elle avait auparavant été désagréable ; et si les admirateurs et les amoureux avaient si subitement abandonné la belle du village, madame Lauzon pouvait reconnaître dans ce résultat le succès de ses paroles et de ses malicieuses remarques. Elle s’était flattée naguère de la certitude que Rose, entièrement rejetée par ses anciens amis du manoir et abandonnée par tous ceux qui l’avaient recherchée en mariage, et trop fière pour entrer en service dans une maison étrangère, resterait toujours dans sa maison, l’esclave soumise de ses enfants et l’objet de toutes leurs mauvaises humeurs. La nouvelle subite, donc, qu’elle allait perdre si brusquement et si inopinément l’aide précieuse qu’elle sentait bien, même dans ce moment de vive colère, ne pouvoir jamais remplacer, la dérouta complètement pendant un instant.

Reprenant cependant, par un violent effort, son extérieur composé, elle dit d’un air de moquerie :

— Et pourras-tu aussi me dire où tu vas aller te retirer ? ce que tu te proposes de faire ? Souviens-toi, ma fille, avant de quitter une maison qui t’a abritée pendant tant d’années, que tu n’en as pas d’autre pour te recevoir. Les mauvais traitements dont tu te plains si hautement, tu les as supportés longtemps et tu peux encore les supporter, en échange de la situation respectable et décente que tu as ici.

— Et pensez-vous, demanda Rose d’une voix pleine d’amère mélancolie et qu’aucune expression ne pourrait rendre avec justesse ; pensez-vous que j’ai sacrifié tant et de si belles années de ma jeunesse pour la misérable nourriture