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PAUL VERLAINE

de Rimbaud, précoce et solide buveur, lui firent puiser dans les liquides capiteux l’oubli, avec le plaisir de l’intellectuelle surexcitation. L’alcool le plongea dans un état, pour ainsi dire, inconscient et second, où, sa personnalité se dédoublant, il vivait mentalement une autre vie. L’existence que les circonstances lui avaient faite était si triste, si délabrée, qu’il est pardonnable d’avoir voulu se reconstruire comme un autre logis pour sa pensée, un peu folle. Plus d’une fois, à jeun, il songea au suicide. Les lendemains d’ivresse sont déprimants et suggèrent l’idée de l’anéantissement. Alors il écartait l’image de la mort désirable, en approchant de sa bouche altérée le verre qui ranime. Comme le sol à Antée, le contact du liquide lui redonnait une éphémère mais vivifiante vigueur. Entre la coupe et les lèvres, il retrouvait la vie. La dépression antérieure disparaissait, et, dans les flammes de l’alcool, réchauffant sa volonté engourdie, il récupérait la force de vivre encore un jour, de supporter la destinée. L’alcool lui faisait trouver, selon la parole de Baudelaire, l’univers moins hideux et les instants moins lourds. Ne lui reprochons pas trop ces minutes perdues et malsaines ; ce furent peut-être pour lui les plus supportables, les seules, avec les heures de travail, où il eut l’ombre du bonheur. Il avait cru, un temps, muré dans la solitude dépressive des prisons belges, trouver à la fois le calme et l’excitation dans la dévotion, dans la prière, dans l’exaltation religieuse. Nous y avons gagné Sagesse, mais une fois libre, il retourna à l’alcool.

Durant la dernière phase de sa carrière, aux années de bohème et de misère, n’était-il pas poussé fatalement, normalement, pour ainsi dire, vers ces cafés et ces cabarets, le pauvre nomade malgré lui ? Se trouvant sans foyer, sans argent, sans autres relations suivies que celles