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PAUL VERLAINE

nable devant la juridiction commune, ne devraient pas être réputés avoir été commis, devant l’opinion jugeant leurs œuvres. La critique n’est pas un jury criminel. Quant aux infractions secondaires, aux peccadilles, aux dérèglements et aux désordres de l’existence, elles ne sauraient exister pour la foule égoïste et bénéficiant du chef-d’œuvre fourni. Que lui importent les écarts de conduite de l’artiste ? Ce n’est pas elle qui en a supporté les inconvénients ; elle n’a été ni molestée, ni trompée, ni ruinée, ni déshonorée par le grand homme débauché, violent, cupide et malhonnête. L’artiste échappe aux reproches, du moment qu’il a fait son œuvre, qui répond pour lui, et qui seule doit être jugée, en dehors des responsabilités pénales de l’homme. Si l’artiste eût donné l’exemple de toutes les vertus domestiques, quel avantage en eût retiré la foule ? N’est-il pas préférable, pour l’humanité, que le poète se soit écarté de la morale commune, si cet écart a stimulé son cerveau, plutôt que d’avoir laissé derrière lui la meilleure réputation et la pire littérature ? Il a négligé les siens, il a oublié les devoirs de père de famille, il s’est soustrait aux obligations du monde et il a été tout le contraire d’un bonhomme vertueux et insignifiant, mais il a fait son temps et les générations qui suivront, héritiers d’un admirable et immortel domaine. Tout est bien. Il a répandu autour de lui de l’ombre mauvaise, mais il a illuminé le monde. C’est tout gain pour l’ensemble des hommes. Il ne faut pas borner notre sympathie et notre reconnaissance à ce gardien de phare, dont parle Maeterlinck, qui, trop vertueux pour voir souffrir ses proches, distribuait à ses pauvres voisins l’huile de ses lampes, et, pour donner un peu de lumière aux cabanes, négligeait d’éclairer l’Océan. La vertu peut s’allier avec le talent, avec le génie ; génie