boire, d’un ton sec, comme à une table d’hôte ; puis, à la fin, sous l’influence d’un bourgogne énergique, dont Verlaine lui versait largement, il devint agressif. Il lança des paradoxes provocateurs et émit des apophtegmes destinés à appeler la contradiction. Il voulut notamment me plaisanter en m’appelant « salueur de morts », parce qu’il m’avait aperçu soulevant mon chapeau sur le passage d’un convoi. Comme je venais de perdre ma mère, deux mois auparavant, je lui imposai silence sur ce sujet, et le regardai de certaine façon qu’il prit en assez mauvaise part, car il voulut se lever, et s’avancer, menaçant, de mon côté. Il avait pris nerveusement et sottement sur la table un couteau à dessert, comme une arme sans doute. Je lui collai la main à l’épaule et le forçai à se rasseoir aussitôt, en lui disant que je sortais de faire la guerre, et que, n’ayant pas eu peur des Prussiens, ce n’était pas un polisson comme lui qui m’intimiderait. J’ajoutai sans grande colère, plutôt plaisantant, que s’il n’était pas content, et s’il persistait à nous embêter, j’allais le reconduire jusque sur l’escalier à grands coups de pieds dans le bas du dos.
Verlaine s’interposa, me pria de ne pas me fâcher, excusa son ami, et Rimbaud, à qui la leçon avait profité sans doute, se tut jusqu’à la fin du repas, se contentant de boire largement, et de s’entourer de nuages de fumée, pendant que Verlaine récitait des vers.
Je n’ai depuis revu Rimbaud qu’une ou deux fois, mais je sais qu’il ne me portait pas dans son cœur. Il affectait, ironiquement, en parlant de moi, de me désigner sous les épithètes de « salueur de morts », d’« ancien troubade », de « pisseur de copie ». C’était bien inoffensif. Je ne lui en ai pas voulu davantage, et j’ai