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moi aussi je fais quelquefois de beaux rêves, mais je les fais chez moi ! »

Le dormeur s’excusa. C’était un adolescent pauvre, un rimeur isolé, un enfant perdu. Gill avait bon cœur, il eut pitié de lui, et voulut bien l’avertir qu’il n’y avait rien à faire pour un poète à Paris. Il lui donna une pièce de dix francs, toute sa fortune ce jour-là, en l’engageant à retourner vers la maison maternelle.

Empochant les dix francs, mais laissant le conseil, Rimbaud se mit à vagabonder par la ville, montrant le poing aux êtres et aux choses, aiguillonné cependant par le désir ardent qu’il portait en lui de publier, de parler aux hommes, de frapper un coup sonore sur l’opinion, surexcité par la fièvre de se révéler, stimulé par la volonté de s’imposer à la grande ville, indifférente, sourde, hostile. Puis, las physiquement et moralement, le ventre vide, se reconnaissant vaincu par la réalité et s’inclinant sous la fatalité, il se décida à regagner Charleville, à pied, par étapes, traversant des localités où campaient les Allemands.

Avec le côté roublard, et confinant à la finasserie tout près d’être déshonnête, dont il a donné tant de preuves dans son existence, et qui sans doute lui servit dans ses relations d’affaires avec les Éthiopiens, il se fit passer pour un franc-tireur dans les villages qu’il traversait. C’était une façon de s’attirer souvent des sympathies, de récolter des vivres, de recevoir asile, et quelquefois d’empocher des subsides. Quand les paysans faisaient la sourde oreille, car les francs-tireurs n’étaient pas partout populaires, et l’on craignait de s’attirer des représailles en logeant ces partisans que l’ennemi avait mis hors des lois de la guerre, Rimbaud s’adressait