Page:Lepelletier - Histoire de la Commune de 1871, volume 1.djvu/543

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et pourtant, si on détourne les yeux des scènes de carnage et de dévastation, si on parvient à s’affranchir de la douloureuse étreinte du présent, pour entrevoir et considérer l’avenir infini, on se dit que l’effroyable cataclysme qui semble devoir engloutir la France est, au contraire, le signal de la résurrection. Car elle renaît à la grande vie politique, sans laquelle une nation, quelles que soient d’ailleurs ses aptitudes en littérature, science et art, n’est jamais qu’un troupeau humain, parqué soit dans une caserne, soit dans une sacristie. Ces deux antres séculaires du despotisme, que mes amis et moi nous nous efforçons depuis quinze ans de démolir au Mexique.

Eh ! qui pourrait douter du triomphe final de la France, si elle veut, — ou plutôt si elle sait vouloir triompher ?

Je dis : si elle sait vouloir : car bien que les nouvelles qui nous parviennent des provinces non envahies révèlent une énergie, un patriotisme admirables et tout à fait à la hauteur des circonstances, je ne puis me défendre d’une sérieuse appréhension, quand je réfléchis aux qualités et aux défauts essentiels du soldat français, amoureux de la lutte en bataille rangée, là où son bouillant courage peut se développer tout à l’aise et devant témoins, — mais peu fait pour la lutte de partisans, la vraie guerre défensive, la seule efficace à bref délai, contre un envahisseur victorieux.

Certes, grâce à la prodigieuse activité de ce peuple, à ses instincts belliqueux, encore surexcités par la honte de l’occupation étrangère, les grandes armées de 150 à 200,000 hommes, formées à la hâte par l’illustre citoyen Gambetta, peuvent, habilement conduites, écraser en deux ou trois batailles l’invasion germanique.

Mais c’est là une possibilité ; ce n’est pas, tant s’en faut, une certitude. Or, dans la position ultra-critique où est la France, on doit au salut public de rejeter tout moyen qui laisse une porte ouverte à l’aléa d’une défaite, dont les conséquences peuvent être incalculables.

Si j’avais l’honneur de diriger en ce moment les destinées de la France, je ne m’y prendrais pas autrement que je n’ai fait dans notre chère patrie, de 1862 à 1867, pour avoir raison de l’envahisseur.

Pas de grandes masses de troupes, lentes à se mouvoir, difficiles à nourrir dans un pays ravagé, et trop accessibles au découragement après échec.

Mais des corps de 15, 20, 30,000 hommes au plus, se reliant entre eux par des colonnes volantes, pour se porter rapidement secours au besoin : harcelant l’ennemi nuit et jour, tuant ses hommes, coupant et détruisant ses convois, ne lui laissant ni repos, ni sommeil, ni vivres, ni munitions, l’épuisant en détail sur toute la surface du pays occupé, et le réduisant finalement à capituler, emprisonné dans si conquête ou à sauver ses débris mutilés par une retraite précipitée.

Toute l’histoire de la délivrance du Mexique est là, vous le savez. Et si le misérable Bazaine, digne serviteur d’un misérable empereur, veut utiliser les loisirs que lui crée sa lâche trahison, il est mieux que personne à même d’édifier ses compatriotes sur l’invincibilité des guerrillas de l’indépendance.

Mais une autre question se dresse, terrible pour un pays centralisé comme la France :

Paris peut-il tenir jusqu’à ce qu’une armée de secours le débloque ?

Et si Paris affamé, sinon pris de vive force, venait à succomber ?…