Bismarck et moi : c’était l’entrée de l’armée prussienne dans Paris. Cette entrée était pour notre patriotisme un coup douloureux. Je disais à mes interlocuteurs : « Je ne puis consentir à une telle exigence. Réfléchissez-y bien : si vous voulez entrer dans Paris, la population élèvera des barricades de toutes parts ; il vous faudra les enlever, et Dieu sait ce qu’il en arriverai ! » — Nous en viendrons à bout, » répondait M. de Bismarck. — Ce ne sera pas aussi aisé que vous croyez, lui répliquai-je, mais il y aura combat et Paris pourrait être dévasté. Pour nous ce serait un malheur, mais pour vous une honte éternelle. »
Le dernier jour, alors que j’avais réussi, après des efforts inouïs à conserver Belfort à la France, le roi me fit dire : « Si vous voulez abandonner Belfort, nous n’entrerons pas dans Paris. Je répondis sans hésiter : « Non ! non ! plutôt que de perdre notre frontière, j’aime mieux toutes les humiliations qu’il vous plaira de nous infliger ; entrez-y si vous le voulez, mais je garde Belfort. » Les Prussiens avaient grande appréhension de leur entrée dans Paris ; mais ils étaient piqués d’honneur. Le roi de Prusse disait : « Je ne veux pas humilier les Parisiens, ce n’est pas mon intention ; mais, devant toute l’Europe, on a prétendu que j’avais peur d’un coup de fusil, et jamais je ne reculerai devant un danger ! » Pour moi, je craignais, en effet, que ce coup de fusil ne fût tiré, et s’il l’eût été, quels flots de sang n’auraient pas coule !
(Enquête parlementaire sur le Dix-Huit Mars. Déposition de M. Thiers. Séance du 24 août 1871.)
Au fond, Bismarck faisait un marché de dupes. Pour un ennui d’un moment, qu’un seul quartier de Paris aurait à subir, encore s’agissait-il d’un quartier dont une partie avait été évacuée avec empressement, d’abord en septembre 1870, puis en février, par ses aristocratiques habitants, peu désireux de goûter le pain du siège ou d’assister à une révolution, la France conservait Belfort. C’était la clef gardée du passage de l’Est, une sentinelle avancée de la défense laissée à la trouée des Vosges, la citadelle protectrice de l’avant-garde pour une revanche, à laquelle on croyait alors, et que les patriotes attendaient, voyaient prochaine. Belfort