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rien, et qui s’était développée, pâquerette urbaine, dans une arrière-boutique de coiffeur, étroite, obscure et tout imprégnée de parfums rancis, rue Dancourt, à Montmartre.

Les pentes lépreuses de la butte, les manches à balai de la place Saint-Pierre empanachés d’un maigre plumet vert, audacieusement qualifiés arbres par les agents voyers de l’arrondissement, la vasque de granit de la place Pigalle, où perpétuellement croupit une eau saumâtre ravivée seulement par les pluies, les carrés de gazon pelé de la place d’Anvers et les lauriers en caisse garnissant la terrasse des marchands de vins-traiteurs de la rue de Ravignan, — voilà tout ce que la petite Berthe, à onze ans bientôt, connaissait de la nature.

Son père, Théodore, le coiffeur du théâtre, ex-voltigeur de la garde, né à Castelnaudary, perruquier du régiment à Saint-Cloud, avait quitté le service à l’expiration de son second congé, pour épouser une sensible cuisinière de Montretout, à qui son maître, en mourant, avait laissé un petit magot. L’héritière avait un frère garçon de café à Montmartre. Cela avait décidé du choix du fonds.

Théodore, de perruquier régimentaire promu coiffeur civil, était venu accrocher un matin le cuivre parlant de ses plats à barbe au-dessus d’une petite boutique louée proche le café, à côté du marchand de tabac.

Grâce à la protection d’Eugène, le frère de madame Théodore, on avait eu tout de suite la clientèle de MM. les artistes du théâtre à qui le garçon de café faisait souventes fois crédit d’un bock ou d’un paquet de cigarettes.

Le ménage vécut, mais ne fit pas fortune. On travaillait pour le propriétaire ou peu s’en fallait.

Théodore, malgré toute son activité, ne pouvait pas encore, après douze ans de coups de peigne, faire les frais d’un aide. L’an prochain, se disait-il aux heures des rêveries fortunées, je me donnerai le luxe d’un artiste. Mais au bout des douze mois, les comptes faits, il était indispensable de renvoyer l’artiste à l’an prochain. Avec quoi l’aurait-on nourri ? ça mange fort et c’est exigeant ces clercs du rasoir.

Madame Théodore tenait la caisse, peignait les chignons, tressait les fausses nattes et cherchait à approvisionner clients et clientes de pots de pommades et de lotions végétales susceptibles de faire repousser des cheveux sur les têtes les plus chauves ou de garder aux tignasses les plus décaties le luisant de la vingtième année ; lui, du matin au soir, taillait, rasait, peignait, frisait.

On ouvrait à sept heures et demie et l’on fermait à dix heures. Le dimanche on ouvrait à six heures et demie et les samedis de paye, on allait, le soir, jusqu’à des onze heures. Impossible de faire des parties de campagne avec un état aussi assujettissant. De là les ignorances champêtres de la petite Berthe.

Seulement, comme il est bon de se distraire un peu et qu’il