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Et les bonnes langues de s’agiter et les bonnets à mèches de se trémousser aux dépens de cette belle mijaurée de Bathilde et de son vilain amoureux de savetier à jambes torses.

Car on savait que Basset en tenait pour la fille au père Pierret, et que peut-être venaient de là sa malice et ses tiraillements nerveux qui faisaient aboyer les chiens et pleurer les enfants.

Cependant, un beau jour, grande rumeur dans toute la vallée de la Toucques : Bathilde se mariait.

Celui qu’elle avait choisi n’était pas du pays.

C’était un étranger venu avec les entrepreneurs de Paris, pour les travaux du chemin de fer.

Un vrai monsieur, ma foi ! Il portait paletot et pince-nez. Le dimanche il faisait canne et avait, en semaine, pour conduire les ouvriers sur le chantier, une belle casquette à galons d’argent.

Bathilde, méprisant les bonnets de coton du pays d’Auge, s’était amourachée de cette casquette. Le père Pierret avait bien résisté d’abord, mais comme Bathilde était majeure et qu’elle avait toute la fortune de sa mère, mariée dotalement, il avait bien fallu lui donner pour mari le conducteur galonné.

Le père Pierret, qu’on laissait à la tête de la ferme, avait fort bien fait les choses le jour de la noce.

Ce qu’on but et ce qu’on mangea fut formidable.

La table avait été dressée en plein air, dans la cour, entre deux rangs de pommiers, devant le corps de ferme qu’encadraient, isolés, de peur du feu, à droite et à gauche, deux bâtiments servant l’un de fromagerie, l’autre de pressoir.

Et quand le soleil eut disparu derrière les coteaux voisins, et que les robustes mangeurs éprouvèrent des besoins successifs de se lever de table, pour un instant bien entendu, Bathilde et son mari se regardèrent expressivement et leurs mains, se cherchant sous la nappe, échangèrent un désir également violent, également irrésistible.

Ils voulaient être seuls, s’appartenir, et oublier la table pantagruélique et les convives échauffés dont plusieurs déjà, étourdis par le cidre et les nombreux trous du milieu, se levaient péniblement et venaient, les jambes trébuchantes, débiter aux mariés de grosses et irritantes plaisanteries.

Mais comment être seuls ? s’en aller était impossible.

Bon pour les mariages de la ville, les disparitions rapides ressemblent à des enlèvements. Toute la noce les eût suivis, et quel déluge de quolibets, quelle avalanche de farces, quelle bordée de niches ! La chambre nuptiale était pourtant là, préparée, fraîche, désirable.

Il n’y fallait pas songer avant minuit.

Si encore on pouvait se lever, s’en aller, ne fût-ce qu’un quart d’heure, le temps d’un mot à l’oreille et d’un baiser sur les lèvres, là-bas, tout seuls, derrière la fromagerie ou bien sous le hangar au bois !…

Et les deux jeunes gens, se comprimant fiévreusement les doigts sous la table, cherchaient, chacun de son côté, un