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pour l’intelligence, mais, si l’on peut dire, pour le sens de l’âme. Cela suffit pour qu’un homme, tout informé, tout persuadé qu’il est de la vérité, continue à vivre malgré la raison et se conduit comme les autres : car c’est par ce sens, pour ainsi dire, et non par l’intelligence que nous sommes gouvernés.

Qu’il soit raisonnable de se tuer, qu’il soit contre la raison d’accommoder son âme à la vie, à coup sûr le suicide est un acte cruel et inhumain. Doit-on préférer, doit-on choisir d’être un monstre selon la raison, plutôt qu’un homme selon la nature ? Et pourquoi ne tiendrions-nous pas compte aussi des amis, des parents, des fils, des frères, du père et de la mère, de l’épouse, des personnes familières et domestiques avec lesquelles nous avons coutume de vivre depuis longtemps, qu’il nous faut, en mourant, laisser pour toujours ? Pourquoi ne sentirions-nous pas dans notre cœur quelque douleur de cette séparation ? Pourquoi n’aurions-nous pas égard à ce que ces personnes éprouveront par la perte d’un ami cher et bien connu et par l’atrocité même de cet accident ? Je sais que l’âme du sage ne doit pas être trop molle, qu’elle ne doit pas se laisser vaincre par la pitié et le regret : il ne faut pas qu’il soit bouleversé, qu’il tombe à terre, qu’il cède ou s’affaisse en homme vil, qu’il s’abandonne à des larmes immodérées, à des actes indignes de la fermeté de celui