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Chap. 32. Sagesse.

A.   Lie-uk’eou (Lie-tzeu) qui allait à Ts’i, revint alors qu’il était à mi-chemin. Il rencontra Pai-hounn-ou-jenn qui lui demanda : pourquoi revenez-vous ainsi sur vos pas ? — Parce que j’ai eu peur, dit Lie-uk’eou. — Peur de quoi ? fit Pai-hounn-ou-jenn. — Je suis entré, dit Lie-uk’eou, dans dix débits de soupe, et cinq fois on m’a servi le premier. — Et vous avez eu peur, fit Pai-hounn-ou-jenn ?.. de quoi ? — J’ai pensé, dit Lie-uk’eou, que malgré mon strict incognito, mes qualités transparaissaient sans doute à travers mon corps. Car comment expliquer autrement cette déférence, de la part de gens si vulgaires ? Si j’étais allé jusqu’à Ts’i, peut être que le prince, ayant connu lui aussi ma capacité, m’aurait chargé du soin de sa principauté qui le fatigue. C’est cette éventualité qui m’a effrayé et fait revenir sur mes pas. — C’est bien pensé, dit Pai-hounn-ou-jenn ; mais je crains bien qu’on ne vous relance à domicile. — Et de fait, peu de temps après, Pai-hounn-ou-jenn, étant allé visiter Lie-uk’eou, vit devant sa porte une quantité de souliers. Il s’arrêta, appuya son menton sur le bout de sa canne, songea longuement, puis se retira. Cependant le portier avait averti Lie-uk’eou. Saisissant ses sandales, sans prendre le temps de les chausser, celui-ci courut après son ami. L’ayant rattrapé à la porte extérieure, il lui dit : c’est ainsi que vous partez, sans m’avoir donné aucun avis ? — À quoi bon désormais ? fit Pai-hounn-ou-jenn. Ne vous avais-je pas averti qu’on vous relancerait à domicile ? Je sais bien que vous n’avez rien fait pour attirer tout ce monde, mais vous n’avez rien fait non plus pour le tenir à distance. Maintenant que vous êtes livré à la dissipation, à quoi vous serviraient mes avis ? Sans doute vos visiteurs profiteront de vos qualités, mais vous pâtirez de leur conversation. Pareilles gens ne vous apprendront rien. Les propos du vulgaire sont un poison, non un aliment, pour un homme comme vous. À quoi bon les intimités avec des gens qui sentent et pensent différemment. C’est l’ordinaire, que les habiles s’usent, que les savants se fatiguent, comme vous faites. Et pour qui ? Pour des êtres frivoles et nuls, qui ne savent que se promener entre leurs repas, errant à l’aventure comme un bateau démarré qui s’en va à vau-l’eau, se payant à l’occasion un entretien avec un Sage pour distraire leur ennui.


B.   Un certain Hoan, de la principauté Tcheng, ayant rabâché les livres officiels durant trois ans, fut promu lettré. Cette promotion illustra toute sa famille. Pour empêcher que son frère cadet ne l’éclipsât, le nouveau lettré lui fit embrasser les doctrines de Mei-ti. Il en résulta que les deux frères ne cessant de discuter, et le père tenant pour le cadet contre l’aîné, ce fut, à la maison, la dispute perpétuelle. Après dix années de cette vie, n’y tenant plus, Hoan se suicida. L’animosité du père et du frère survécut à sa mort. Ils ne visitèrent pas sa tombe, et ne lui firent pas d’offrandes. Un jour Hoan apparut en songe à son père, et lui dit : Pourquoi m’en vouloir ainsi ? N’est-ce pas moi qui ai fait de votre second fils un sectateur de Mei-ti, dont vous