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au contraire. Que si tu invoques des arguments d’outre tombe, ces choses là ne me prouvent rien. ... A mon tour, moi je vais te donner une leçon pratique, sur ce qui en est, au vrai, de l’humanité. L’homme aime la satisfaction de ses yeux, de ses oreilles, de sa bouche, de ses instincts. Il n’a, pour assouvir ses penchants, que la durée de sa vie, soixante ans en moyenne, parfois quatre-vingt, rarement cent. Encore faut il soustraire, de ces années, les temps de maladie, de tristesse, de malheur. Si bien que, dans un mois de vie, c’est à peine si un homme a quatre ou cinq journées de vrai contentement et de franc rire. Le cours du temps est infini, mais le lot de vie assigné à chacun est fini, et la mort y met un terme à son heure. Une existence n’est, dans la suite des siècles, que le bond du cheval qui saute un fossé. Or mon avis est, que quiconque ne sait pas faire durer cette vie si courte autant que possible, et ne satisfait pas durant ce temps tous les penchants de sa nature, n’entend rien à ce qu’est en réalité l’humanité. ... Conclusion : Je nie, K’iou, tout ce que tu affirmes, et je soutiens tout ce que tu nies. Garde toi de répliquer un seul mot ! Va-t-en bien vite ! Fou, hâbleur, utopiste, menteur, tu n’as rien de ce qu’il faut pour remettre les hommes dans leur voie. Je ne te parlerai pas davantage. — Confucius salua humblement, et sortit à la hâte. Quand il s’agit de monter dans sa voiture, il dut s’y prendre par trois fois pour trouver l’embrasse, tant il était ahuri. Les yeux éteints, la face livide, il s’appuya sur la barre, la tête ballante et haletant. Comme il rentrait en ville, à la porte de l’Est, il rencontra Liouhia-ki. Ah ! vous voilà, dit celui ci. Il y a du temps, que je ne vous ai vu. Votre attelage paraît las. Ne seriez vous pas allé voir Tchee, par hasard ?.. Je suis allé le voir, dit Confucius, en levant les yeux au ciel, et soupirant profondément. ... Ah ! fit Liouhia-ki ; et a-t-il admis une seule des choses que vous lui avez dites ?.. Il n’en a admis aucune, dit Confucius. Vous aviez bien raison. Cette fois, moi K’iou, j’ai fait comme l’homme qui se cautérisait alors qu’il n’était pas malade (je me suis donné du mal, et me suis mis en danger, en vain). J’ai tiré la moustache du tigre, et ai bien de la chance d’avoir échappé à ses dents.


B.   Tzeu-tchang qui étudiait en vue de se pousser dans la politique, demanda à Man-keou-tei : Pourquoi n’entrez vous pas dans la voie de l’opportunisme (celle de Confucius et des politiciens de l’époque) ? Si vous n’y entrez pas, personne ne vous confiera de charge, vous n’arriverez jamais à rien. Cette voie est la plus sûre, pour arriver à la renommée et à la richesse. On y est aussi en compagnie distinguée. — Vraiment ? dit Man-keou-tei. Moi, les politiciens me choquent, par l’impudeur avec laquelle ils mentent, par leurs intrigues pour enjôler des partisans. A leur opportunisme factice, je préfère la liberté naturelle. — La liberté, dit Tzeu-tchang, Kie et Tcheou la prirent en toute chose. Ils furent tous les deux empereurs, et pourtant, si maintenant vous disiez à un voleur, vous êtes un Kie, ou vous êtes un Tcheou, ce voleur se tiendrait pour grièvement offensé, tant leur abus de la liberté a fait mépriser Kie et Tcheou par les plus petites gens. ... Tandis que K’oung-ni et Mei-ti, plébéiens et pauvres, ont acquis par leur usage de l’opportunisme une réputation telle, que si vous dites à quelque ministre d’État, vous êtes un K’oung-ni, ou vous êtes un Mei-ti, ce grand personnage se rengorgera, se tenant pour très honoré. Cela prouve que ce n’est pas la noblesse du rang qui en impose aux hommes, mais bien la sagesse de la conduite. — Est ce bien vrai ? reprit Man-keou-tei. Ceux qui ont volé peu, sont