Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/798

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naturelles. — Si l’on n’y prend garde, les vices envahissent la nature saine, comme les ulcères envahissent un corps sain, par l’effet d’une chaleur interne excessive qui se fait jour à l’extérieur.


G.   Pai-kiu qui étudiait sous Lao-tan, lui dit un jour : Donnez-moi congé pour faire un tour d’empire. — A quoi bon ? fit Lao-tan. Dans l’empire, c’est partout comme ici. — Pai-kiu insistant, Lao-tan lui demanda : — Par quelle principauté commenceras-tu ta tournée ? — Par celle de Ts’i, dit Pai-kiu. Quand j’y serai arrivé, j’irai droit au cadavre de quelqu’un de ces suppliciés, que le roi de Ts’i laisse gisants sans sépulture ; je le redresserai, je le couvrirai de ma robe, je crierai justice au ciel en son nom, je lui dirai en pleurant : frère ! frère ! a-t-il fallu que tu fusses la victime de l’inconséquence de ceux qui tiennent en main l’empire ? Les gouvernants défendent, sous peine de la vie, de voler, de tuer. Et ces mêmes hommes poussent au vol et au meurtre, en honorant la noblesse et la richesse, qui sont l’appât des crimes. Tant que les distinctions et la propriété seront conservées, verra-t-on jamais la fin des conflits entre les hommes ? — Jadis les princes savaient gré de l’ordre à leurs sujets, et s’imputaient tous les désordres. Quand un homme périssait, ils se reprochaient sa perte. Maintenant il en va tout autrement. Lois et ordonnances sont des traquenards dont personne ne se tire. Peine de mort pour ceux qui ne sont pas venus à bout de tâches infaisables. Ainsi réduit aux abois, le peuple perd son honnêteté naturelle, et commet des excès. A qui faut-il imputer ces excès ? aux malheureux qui les expient ? ou aux princes qui les ont provoqués ?


H.   En soixante années de vie, Kiu-pai-u changea soixante fois d’opinion. Cinquante-neuf fois il avait cru fermement posséder la vérité, cinquante-neuf fois il avait soudain reconnu qu’il était dans l’erreur. Et qui sait si sa soixantième opinion, avec laquelle il mourut, était mieux fondée que les cinquante-neuf précédentes ? Ainsi en arrive-t-il à tout homme qui s’attache aux êtres en détail, qui cherche autre chose que la science confuse du Principe. Les êtres deviennent, c’est un fait ; mais la racine de ce devenir est invisible. De sa fausse science de détail, le vulgaire tire des conséquences erronées ; tandis que, s’il partait de son ignorance, il pourrait arriver à la vraie science, celle du Principe, de l’absolu, origine de tout. C’est là la grande erreur. Hélas ! peu y échappent. ... Alors, quand les hommes disent oui, est-ce bien oui ? quand ils disent non, est-ce bien non ? Quelle est la valeur, la vérité, des assertions humaines ?.. L’absolu seul est vrai, parce que seul il est.


I.   Confucius posa d’abord au grand historiographe Ta-t’ao, puis à Pai-tch’angk’ien, puis à Hi-wei, cette même question : Le duc Ling de Wei fut un ivrogne et un débauché ; il gouverna mal et manqua de parole. Il aurait mérité une épithète posthume pire que celle de Ling. Pourquoi fut-il appelé Ling ? — Parce que le peuple, qui l’aimait assez, le voulut ainsi, répondit Ta-t’ao. — Parce que les censeurs lui accordèrent des circonstances atténuantes, dit Pai-tch’angk’ien, à cause du fait suivant : Un jour qu’il se baignait avec trois de ses femmes dans une même piscine, le ministre Cheu-ts’iou ayant dû entrer pour affaire urgente, le duc se couvrit et fit couvrir ses femmes. On conclut de là que ce lascif avait encore un reste de pudeur, et on se contenta de l’appeler Ling, relevant sa note. — Erreur, dit Hi-wei.