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vulgarités et de vétilles. Ils honoraient les Sages ; c’est le bon moyen pour remplir le peuple de compétitions. Ils élevaient les habiles ; c’est le bon moyen pour faire de tous les citoyens des brigands[1]. De toutes leurs inventions, aucune ne bonifia le peuple. Tout au contraire, ils surexcitèrent chez le peuple l’égoïsme, passion qui fait les parricides, les régicides, les voleurs et les pillards. Je vous le dis, c’est du règne de ces deux hommes que datent tous les désordres. Si leur politique est continuée, un temps viendra où les hommes se dévoreront les uns les autres.


B.   Nan-joung-tchou (homme déjà avancé en âge, qui s’était mis à l’école de Keng sang-tchou,) ayant pris la position la plus respectueuse, lui demanda : À mon âge, que ferai-je pour devenir un sur-homme ? — Keng-sang-tch’ou lui dit : Veillez à ce que votre corps bien sain emprisonne hermétiquement votre esprit vital ; ne laissez pas des pensées et des images bourdonner dans votre intérieur ; si vous faites cela durant trois années entières, vous obtiendrez ce que vous désirez. — Nan-joung-tchou répondit : Les yeux paraissent tous identiques, mais ceux des aveugles ne voient pas. Les oreilles paraissent toutes identiques, mais celles des sourds n’entendent pas. Les cœurs paraissent tous identiques, et pourtant les fous ne comprennent pas. De corps, je suis fait comme vous, mais mon esprit doit être fait autrement que le vôtre. Je ne saisis pas le sens des paroles que vous venez de me dire. — Cela doit tenir à mon incapacité de m’exprimer, dit Keng-sang-tch’ou. Un moucheron ne peut rien pour un gros sphinx. Une petite poule de Ue ne peut pas couver un œuf d’oie. Je n’ai évidemment pas ce qu’il faut pour vous amener à terme. Pourquoi n’iriez-vous pas au midi, consulter Lao-tzeu ?


C.   Suivant l’avis de Keng-sang-tch’ou, Nan-joung-tchou se munit des provisions nécessaires, marcha durant sept jours et sept nuits, et arriva au lieu où vivait Lao-tzeu. ... C’est Keng-sang-tch’ou qui vous envoie ? demanda celui-ci. — Oui, dit Nan-joung-tchou. — Pourquoi, demanda Lao-tzeu, avez-vous amené une suite si considérable[2] ? — Nan-joung-tchou regarda derrière lui, tout effaré. — Vous n’avez pas compris ma question, dit Lao-tzeu. Honteux, Nan-joung-tchou baissa la tête, puis l’ayant relevée, il soupira et dit : Parce que je n’ai pas su comprendre votre question, m’interdirez-vous de vous dire ce qui m’a amené ici ? — Non, fit Lao-tzeu ; dites ! — Alors Nan-joung-tchou dit : Si je reste ignare, les hommes me mépriseront ; si je deviens savant, ce sera en usant mon corps. Si je reste mauvais, je ferai du mal aux autres ; si je me fais bon, il me faudra fatiguer ma personne. Si je ne pratique pas l’équité, je blesserai autrui ; si je la pratique, je me léserai moi même. Ces trois doutes me tourmentent. Que ferai-je ? que ne ferai-je pas ? Keng sang tch’ou m’a envoyé vous demander conseil. — Lao-tzeu dit : J’ai bien lu dans vos yeux, au premier coup d’œil, que vous avez perdu la tête. Vous ressemblez à un homme qui chercherait à retirer du fond de la mer ses parents engloutis. J’ai pitié de vous. — Ayant obtenu d’être admis chez Lao-tzeu comme pensionnaire, Nan-joung-tchou commença un traitement moral. Il s’appliqua d’abord à fixer ses qualités et à éliminer ses vices. Après dix jours de cet exercice qu’il trouva dur, il revit Lao-tzeu. L’œuvre

  1. Comparez Lao-tzeu, chapitre 3.
  2. De préjugés, d’attaches, de passions, d’illusions, d’erreurs ?