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conçu, dont le sexe n’est même pas encore déterminé. Il est devenu, entre le ciel et la terre. À peine devenu, il se peut qu’il retourne à son origine (mort-né). Considéré dans ce commencement, qu’est-il autre chose qu’un mélange de souffle et de sperme ? Et s’il survit, ce ne sera que pour peu d’années. La différence est si petite, entre ce qu’on appelle une vie longue et une vie courte ! Somme toute, c’est un moment, dans le cours infini des temps. Beaucoup n’ont même pas le loisir de montrer s’ils ont l’esprit d’un Yao (empereur vertueux) ou d’un Kie (tyran vicieux). — L’évolution de chaque individu du règne végétal suit une loi déterminée. De même la loi qui préside à l’évolution humaine est comme un engrenage. Le Sage suit le mouvement, sans regimber, sans s’accrocher. Prévoir et calculer, c’est artifice ; se laisser faire, c’est suivre le Principe. C’est en laissant faire que les empereurs et les rois de la haute antiquité se sont élevés et rendus célèbres. — Le passage de l’homme, entre le ciel et la terre, de la vie à la mort, est comme le saut du coursier blanc, qui franchit un ravin d’un bord à l’autre ; l’affaire d’un instant. Comme par l’effet d’un bouillonnement, les êtres entrent dans la vie ; comme par l’effet d’un écoulement, ils rentrent dans la mort. Une transformation les a faits vivants, une transformation les fait morts. La mort, tous les vivants la trouvent déplaisante, les hommes la pleurent. Et cependant, qu’est-elle autre chose que le débandage de l’arc, et sa remise au fourreau ; que le vidage du sac corporel, et la remise en liberté des deux âmes qu’il emprisonnait ? Après les embarras et les vicissitudes de la vie, les deux âmes partent, le corps les suit dans le repos. C’est là le grand retour (âmes et corps retournant dans le tout). — Que l’incorporel a produit le corporel, que le corps retourne à l’incorporéité, cette notion de la giration perpétuelle est connue de bien des hommes, mais l’élite seule en tire les conséquences pratiques. Le vulgaire disserte volontiers sur ce sujet, tandis que le sur-homme garde un profond silence. S’il essayait d’en parler, il aurait forfait à sa science, par laquelle il sait qu’en parler est impossible, et qu’on ne peut que le méditer. Avoir compris qu’on ne gagne rien à interroger sur le Principe, mais qu’il faut le contempler en silence, voilà ce qu’on appelle avoir obtenu le grand résultat (avoir atteint le but)[1].


F.   Tong-kouo-tzeu demanda à Tchoang-tzeu : Où est ce qu’on appelle le Principe ? — Partout, dit Tchoang-tzeu. — Par exemple ? demanda Tong-kouo-tzeu. — Par exemple dans cette fourmi, dit Tchoang-tzeu. — Et plus bas ? demanda Tong-kouo-tzeu. — Par exemple dans ce brin d’herbe. — Et plus bas ? — Dans ce fragment de tuile. — Et plus bas ? — Dans ce fumier, dans ce purin, dit Tchoang-tzeu. — Tong-kouo-tzeu ne demanda plus rien. — Alors Tchoang-tzeu prenant la parole, lui dit : Maître, interroger comme vous venez de faire ne vous mènera à rien. Ce procédé est trop imparfait. Il ressemble à celui de ces experts de marché, lesquels jugent sommairement de l’engraissage d’un cochon, en appuyant leur pied dessus (le pied faisant une empreinte plus ou moins profonde, selon que le porc est plus ou moins gras). Ne demandez pas si le Principe est dans ceci ou dans cela. Il est dans tous les êtres. C’est pour cela qu’on lui donne les épithètes de grand, de suprême, d’entier, d’universel, de total. Tous ces termes différents s’appliquent à une seule et même réalité, à l’unité cosmique.

  1. Ainsi Confucius est débouté de ses interrogations, et renvoyé à la contemplation, dont sa vie affairée de politicien le rend incapable.