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et des honneurs, sans se laisser séduire par les richesses et les honneurs, c’est très difficile. Il faut au Sage, dans cette situation, la circonspection de l’hirondelle. Cet oiseau ne se pose jamais sur un point que son œil perçant a jugé peu sûr. Quand il a manqué sa proie, il ne s’arrête ni ne revient, mais continue son vol à tire d’aile. Il vit parmi les habitations des hommes, mais en se défiant toujours de leurs habitants. — Yen-Hoei reprit : Il n’y a pas de commencement, qui ne soit suivi d’une fin ; qu’est-ce à dire ?.. Confucius dit : Tous les êtres changeant sans cesse de forme, le donneur de ces formes étant inconnu et les règles qu’il suit étant mystérieuses, que peut-on savoir de sa fin, que peut-on savoir du commencement nouveau qui suivra cette fin ? Il n’y a donc qu’à attendre ce qui adviendra, en se tenant dans une attitude correcte. — Yen-Hoei reprit : L’homme est un avec le ciel ; qu’est-ce à dire ?.. Confucius dit : Être un homme, c’est être ciel (partie intégrante de la norme universelle). Être le ciel, c’est aussi être ciel (la masse de la norme universelle). Ce qui empêche l’homme d’être le ciel (fondu dans la masse avec perte de sa personnalité), c’est son activité propre. Aussi le Sage s’abstient-il d’agir, et s’abandonne-t-il à l’évolution, qui l’absorbera à la fin dans le grand tout.


H.   Comme Tchoang-tcheou (Tchoang-tzeu) braconnait dans le parc réservé de Tiao-ling, un grand oiseau vint en volant du sud. Ses ailes avaient sept pieds de long. Ses yeux avaient plus d’un pouce de circonférence. Il passa si près de Tchoang-tcheou que son aile effleura sa tête, et s’abattit dans un bosquet de châtaigniers. Tchoang-tcheou courut après lui, en armant son arbalète. Sur le tronc ombragé d’un arbre, une cigale prenait le frais, absorbée dans sa musique. Une mante carnassière l’attaqua. Le grand oiseau fondit sur les deux, ce qui donna à Tchoang-tcheou l’occasion de l’abattre. Tandis qu’il le ramassait, voilà se dit-il comme l’égoïsme et l’antagonisme portent les êtres, qui ont pourtant tous une même nature, à se détruire les uns les autres !.. Comme il sortait du bois, peu s’en fallut que le garde ne le saisît, pour braconnage. — Rentré chez lui, Tchoang-tcheou s’enferma durant trois mois. Son disciple Linn-tsu lui ayant demandé la raison de ce long confinement, il dit : J’ai employé ce temps à me convaincre, que, pour vivre longtemps, il ne faut pas guerroyer avec les autres, mais faire et penser comme tout le monde. À toujours batailler, on finit par avoir son tour. J’ai appris cela du grand oiseau, et du garde chasse de Tiao-ling[1].


I.   Maître Yang (Yang-tchou) allant dans la principauté de Song, passa la nuit dans une auberge. L’aubergiste avait deux femmes, l’une belle, l’autre laide. La laide était aimée, la belle non. — Pourquoi cela ? demanda maître Yang. — Parce que, lui dit un petit domestique, la belle se sachant belle, pose, ce qui fait que nous ignorons délibérément sa beauté ; tandis que la laide se sachant laide, s’efface, ce qui fait que nous ignorons délibérément sa laideur. — Retenez ceci, disciples ! dit maître Yang. Exceller, sans faire sentir son excellence, voilà la conduite qui fait aimer partout.


  1. La cigale, la mante, l’oiseau, l’arbalétrier, le garde, représentent les écoles philosophiques et politiques du temps, toujours guerroyant et bataillant. La cigale, c’est Confucius, hypnotisé par son ramage monotone. La mante contemplative et mordante, c’est Lao-tseu. Les trois mois de retraite de Tchoang-tzeu, ne le convertirent pas. Il resta frondeur et combatif.