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comme un être aquatique : Je fais corps avec l’eau, descendant avec le tourbillon, remontant dans le remous. Je suis le mouvement de l’eau, non ma volonté propre. Voilà tout mon secret. ... Je voulus apprendre à nager, étant né au bord de cette eau. À force de nager, la chose me devint naturelle. Depuis que j’ai perdu toute notion de ce que je fais pour nager, je suis dans l’eau comme dans mon élément, et l’eau me supporte parce que je suis un avec elle.


J.   K’ing le sculpteur fit, pour une batterie de cloches et de timbres, un support dont l’harmonieuse beauté émerveilla tout le monde. Le marquis de Lou étant allé l’admirer, demanda à K’ing comment il s’y était pris. — Voici, dit K’ing. ... Quand j’eus reçu commission d’exécuter ce support, je m’appliquai à concentrer toutes mes forces vitales, à me recueillir tout entier dans mon cœur. Après trois jours de cet exercice, j’eus oublié les éloges et les émoluments qui me reviendraient de mon travail. Après cinq jours, je n’espérai plus le succès, et ne craignis plus l’insuccès. Après sept jours, ayant perdu jusqu’à la notion de mon corps et de mes membres, ayant entièrement oublié votre Altesse et ses courtisans, mes facultés étant toutes concentrées sur leur objet, je sentis que le moment d’agir était venu. J’allai dans la forêt, et me mis à contempler les formes naturelles des arbres, le port des plus parfaits d’entre eux. Quand je me fus bien pénétré de cet idéal, alors seulement je mis la main à l’œuvre. C’est lui qui dirigea mon travail. C’est par la fusion en un, de ma nature avec celle des arbres, que ce support a acquis les qualités qui le font admirer.


K.   Tong-ie-tsi se présenta au duc Tchoang, pour lui exhiber son attelage, et son talent de conducteur. Ses chevaux avançaient et reculaient sans la moindre déviation de la ligne droite. Ils décrivaient, par la droite ou par la gauche, des circonférences aussi parfaites, que si elles avaient été tracées au compas. Le duc admira cette précision, puis, voulant s’assurer de sa constance, il demanda à Tsi de faire cent tours de suite, sur une piste donnée. Tsi eut la sottise d’accepter. Yen-ho qui vit, en passant, ce manège forcé, dit au duc : les chevaux de Tsi vont être éreintés. Le duc ne répondit pas. Peu après, de fait, les chevaux de Tsi éreintés durent être ramenés. Alors le duc demanda à Yen ho : comment avez-vous pu prévoir ce qui arriverait ?.. Parce que, dit Yen ho, j’ai vu Tsi pousser des chevaux déjà fatigués[1].


L.   L’artisan Choei traçait, à main levée, des circonférences aussi parfaites que si elles avaient été tracées avec un compas. C’est qu’il était arrivé à les tracer sans y penser ; par suite ses cercles étaient parfaits comme les produits de la nature. Son esprit était concentré en un, sans préoccupation ni distraction. — Un soulier est parfait, quand le pied ne le sent pas. Une ceinture est parfaite, quand la taille ne la sent pas. Un cœur est parfait, quand, ayant perdu la notion artificielle du bien et du mal, il fait naturellement le bien et s’abstient naturellement du mal. Un esprit est parfait quand il est sans perception intérieure, sans tendance vers rien d’extérieur. La perfection, c’est être parfait sans savoir qu’on l’est. (Nature, plus inconscience.)

  1. Tout effort est contre nature. Rien de ce qui est contre nature, ne peut durer, parce que c’est contre nature, et que la nature seule dure.