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prendre à ce qui l’a blessé ; il doit s’en prendre à soi-même, sa vulnérabilité étant preuve d’imperfection. Un homme raisonnable ne s’en prend pas au sabre qui l’a blessé, à la tuile qui est tombée sur lui. Si tous les hommes cherchaient dans leur imperfection la cause de leurs malheurs, ce serait la paix parfaite, la fin des guerres et des supplices. Ce serait la fin du règne de cette fausse nature humaine (nature artificielle inventée par les politiciens), qui a rempli le monde de brigands ; ce serait le commencement du règne de la vraie nature céleste (nature naturelle), source de toute bonne action. Ne pas étouffer sa nature, ne pas croire les hommes, voilà la voie du retour à la vérité (à l’intégrité originelle).


C.   Comme Confucius se rendait dans le royaume de Tch’ou, au sortir d’un bois il vit un bossu qui prenait des cigales au vol, avec une gaule[1], aussi sûrement qu’on prend un objet avec la main. — Vous êtes vraiment habile, lui dit Confucius ; dites moi votre secret. — Mon secret, dit le bossu, le voici : Durant six mois environ, je m’exerçai à faire tenir des balles en équilibre sur le bout de ma gaule. Quand je fus arrivé à en faire tenir deux, peu de cigales m’échappèrent. Quand je fus arrivé à en faire tenir trois, je n’en ratai plus que une sur dix. Quand je fus arrivé à en faire tenir cinq, je n’en manquai plus aucune. Mon secret consiste dans la concentration de toutes mes énergies sur le but à atteindre. J’ai maitrisé mon bras, tout mon corps, de telle sorte qu’ils n’éprouvent pas plus d’émotion ou de distraction qu’un morceau de bois. Dans le vaste univers plein de choses, je ne vois que la cigale que je veux prendre. Rien ne me distrayant, elle est prise, naturellement. — Se tournant vers ses disciples, Confucius leur dit : Unifier ses intentions ; n’en avoir qu’une, qui se confonde avec l’énergie vitale ; voilà le résumé du discours de ce bossu.


D.   Yen-yuan le disciple favori dit à Confucius : Comme je traversais le rapide de Chang[2], le passeur manœuvra son bac avec une habileté merveilleuse. Je lui demandai : comment arrive-t-on à si bien manœuvrer ? Un nageur, dit-il, l’apprend aisément ; un plongeur le sait, sans l’avoir appris. ... Que signifie cette réponse, que je ne comprends pas ? — En voici le sens, dit Confucius (parlant en maître taoïste) : Un nageur pense peu à l’eau, étant familiarisé avec ses dangers qu’il ne craint plus guère ; un plongeur n’y pense pas du tout, étant dans l’eau comme dans son élément. Le sentiment du danger affectant peu le nageur, il a l’usage presque complet de ses facultés naturelles. Le sentiment du danger n’affectant pas du tout le plongeur, il est tout à son bac et le gouverne par suite parfaitement. — Au tir à l’arc, si le prix proposé est un objet en terre de mince valeur, le tireur non influencé aura le libre usage de toute son adresse. Si le prix est une agrafe de ceinture en bronze ou en jade, le tireur étant influencé, son tir sera moins assuré. Si le prix proposé est un objet en or, son tir fortement influencé sera tout à fait incertain. Même homme, même talent, mais plus ou moins affecté par un objet extérieur. Toute distraction hébète et énerve.


E.   Le duc Wei de Tcheou recevant en audience Tien-k’aitcheu, lui dit : J’ai ouï dire que votre maître Tchou-hien avait étudié le problème de

  1. Les commentateurs expliquent de deux manières. Il les piquait au vol, disent les uns ; peu croyable. Le bout de la gaule était enduit de glu, disent les autres ; très probable. Comparez Lie-tzeu chap. 2 J.
  2. Comparez Lie-tzeu chap. 2 H.