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D.   Comme il se rendait dans le royaume de Tch’ou, Tchoang-tzeu vit, au bord du chemin, un crâne gisant, décharné mais intact. Le caressant avec sa houssine, il lui demanda : as tu péri pour cause de brigandage, ou de dévouement pour ton pays ? Par inconduite, ou de misère ? Ou as-tu fini de mort naturelle, ton heure étant venue ?.. Puis, ayant ramassé le crâne, il s’en fit un oreiller la nuit suivante. — À minuit, le crâne lui apparut en songe et lui dit : Vous m’avez parlé, dans le style des sophistes et des rhéteurs, en homme qui tient les choses humaines pour vraies. Or, après la mort, c’en est fait de ces choses. Voulez-vous que je vous renseigne sur l’au-delà ? — Volontiers, dit Tchoang-tzeu. — Le crâne dit : Après la mort, plus de supérieurs ni d’inférieurs, plus de saisons ni de travaux. C’est le repos, le temps constant du ciel et de la terre. Cette paix surpasse le bonheur des rois. — Bah ! dit Tchoang-tzeu, si j’obtenais du gouverneur du destin (le Principe), que ton corps, os chair et peau ; que ton père, ta mère, ta femme, tes enfants, ton village et tes connaissances te fussent rendus, je crois que tu n’en serais pas fâché ? — Le crâne le regarda fixement avec ses orbites caves, fit une grimace méprisante, et dit : non ! je ne renoncerais pas à ma paix royale, pour rentrer dans les misères humaines.


E.   Yen-yuan, le disciple chéri, étant parti pour la principauté de Ts’i, Confucius parut triste. Le disciple Tzeu-koung se levant de sa natte, dit : oserais-je vous demander pourquoi ce voyage de Hoei vous attriste ? — Je vais te le dire, dit Confucius. Jadis Koan-tzeu a prononcé cette parole, que j’ai toujours trouvée très vraie : un petit sac ne peut pas contenir un grand objet ; une corde courte ne peut atteindre le fond du puits. Oui, la capacité de chaque être est comprise dans son destin, rien n’en pouvant être retranché, rien n’y pouvant être ajouté. Je crains donc que si, suivant ses convictions et son zèle, Hoei expose au marquis de Ts’i les théories de Yao et de Chounn, de Hoang-ti, de Soei-jenn, de Chenn-noung, celui ci, homme d’une capacité bornée, ne voie dans ses discours une critique de son gouvernement, ne se fâche et ne le mette à mort. — L’opportunisme seul fait réussir. Tout ne convient pas à tous. Il ne faut pas juger autrui d’après soi. Jadis un oiseau de mer s’abattit aux portes de la capitale de Lou. Le phénomène étant extraordinaire, le marquis pensa que c’était peut être un être transcendant, qui visitait sa principauté. Il alla donc en personne quérir l’oiseau, et le porta au temple de ses ancêtres, où il lui donna une fête. On exécuta devant lui la symphonie Kiou-chao de l’empereur Chounn. On lui offrit le grand sacrifice, un bœuf, un bouc et un porc. Cependant l’oiseau, les yeux hagards et l’air navré, ne toucha pas au hachis, ne goûta pas au vin. Au bout de trois jours, il mourut de faim et de soif. ... C’est que le marquis, jugeant des goûts de l’oiseau d’après les siens propres, l’avait traité comme il se traitait lui-même, et non comme on traite un oiseau. À l’oiseau de mer, il faut de l’espace, des forêts et des plaines, des fleuves et des lacs, des poissons pour sa nourriture, la liberté de voler à sa manière et de percher où il lui plaît. Entendre parler les hommes fut un supplice pour ce pauvre oiseau ; combien plus la musique qu’on lui fit, et tout le mouvement qu’on se donna autour de lui. Si on jouait la symphonie Kiou-chao de Chounn, ou même la symphonie Hien-tch’eu de Hoang-ti, sur les rives du lac Tong-t’ing, les oiseaux s’envoleraient, les quadrupèdes s’enfuiraient, les poissons plongeraient jusqu’au plus profond des eaux, les hommes au