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Se rappelant les discussions des sophistes du temps, sur la notion du grand et du petit, le Génie du fleuve demanda à celui de la mer : Alors désormais je considérerai l’univers comme l’expression de la grandeur absolue, et un poil comme le symbole de la petitesse absolue, n’est-ce pas ? — Non ! dit le Génie de la mer, pas ainsi ! L’univers existant actuel n’est pas l’expression de la grandeur absolue. Car cette quantité n’est pas constante. Elle varie, dans la durée des temps, au cours de l’évolution, selon les genèses et les cessations. Envisagées ainsi, par la haute science, les choses changent d’aspect, l’absolu devenant relatif. Ainsi la différence du grand et du petit s’efface, dans la vision à distance infinie. La différence du passé et du présent s’efface de même, l’antériorité et la postériorité disparaissant, dans la chaîne illimitée ; et par suite, le passé n’inspire plus de mélancolie, et le présent plus d’intérêt. La différence entre la prospérité et la misère s’efface de même, ces phases éphémères disparaissant dans l’éternelle évolution ; et par suite, avoir ne cause plus de plaisir, perdre ne cause plus de chagrin. Pour ceux qui voient de cette distance et de cette hauteur, la vie n’est plus un bonheur, la mort n’est plus un malheur ; car ils savent que les périodes se succèdent, que rien ne saurait durer. L’homme ignore beaucoup plus de choses qu’il n’en sait. Comparé à l’univers, il est infiniment peu de chose. Vouloir conclure du peu qu’on sait, du peu qu’on est, à ce qu’on ne sait pas, à l’universalité des êtres, est un procédé qui ne mène à rien. Ne vous servez donc pas, dans vos spéculations, du poil que vous êtes, comme étalon de la petitesse ; et du cosmos changeant, comme étalon de la grandeur.


Satisfait d’avoir trouvé un si bon maître, le Génie du fleuve continua ses interrogations. Les philosophes prétendent, dit-il, qu’un être extrêmement atténué devient zéro ; et que le même extrêmement amplifié devient infini ; est-ce vrai ? — Oui et non, dit le Génie de la mer. Les notions d’extrême atténuation et d’extrême amplification ne s’établissent pas clairement en prenant pour exemple un même être. L’extrêmement ténu concevable, c’est l’essence abstraite. La base de l’amplification mesurable, c’est la matière concrète. Essence et matière sont deux choses différentes, qui coexistent dans tout être sensible, supérieur à zéro. Zéro, c’est ce que le calcul ne peut plus diviser ; l’infini, c’est ce que les nombres ne peuvent plus embrasser. La parole peut décrire la matière concrète : la pensée atteint l’essence abstraite. Par delà, les intuitions métaphysiques, les dictamens intérieurs, qui ne sont ni matière ni essence, ne sont connus que par appréciation subjective. C’est en suivant ces intuitions inexprimables que l’homme supérieur fait bien des choses tout autrement que le vulgaire, mais sans mépriser celui-ci, parce qu’il n’a pas les mêmes lumières. Ce sont elles qui le mettent au dessus de l’honneur et de l’ignominie, des récompenses et des châtiments. Ce sont elles qui lui font oublier les distinctions du grand et du petit, du bien et du mal. De là vient qu’on dit : l’homme du principe reste silencieux ; l’homme parfait ne cherche rien ; l’homme grand n’a plus de moi ; car il a relié toutes les parties en un ; contemplation extatique de l’unité universelle.


Le Génie du fleuve ayant encore insisté, pour apprendre sur quoi se fondent les distinctions entre le noble et le vil, le grand et le petit, etc., le Génie de la mer répondit : Si l’on considère les êtres à la lumière du Principe,