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Tch’ounn-mang, ne pas faire de plans ; agir sous l’inspiration du moment ; compter pour rien les distinctions artificielles, de raison et de tort, de bien et de mal ; donner à tous, comme à des orphelins, comme à des égarés, pour les satisfaire, sans prétendre à aucun retour, sans se faire remercier, sans même se faire connaître. — Et la politique des hommes transcendants tout à fait supérieurs ? demanda Yuan-fong. — Ceux-là, dit Tch’ounn-mang, fondent leur esprit avec la lumière, et leur corps avec l’univers. Le vide lumineux, c’est l’abnégation totale du moi. Soumis à leur destinée, libres de toute attache, ces hommes jouissent de la joie désintéressée du ciel et de la terre qui laissent faire sans aimer ni haïr, toutes choses allant spontanément à leur solution naturelle. Ainsi gouvernés, tous les êtres reviendraient à leur instinct inné, et le monde retournerait à son état primordial.


M.   Menn-ou-koei et Tch’eu-tchang-man-ki ayant vu défiler l’armée de l’empereur Ou, ce dernier dit au premier : Si cet empereur valait Chounn, il n’en serait pas venu à devoir faire la guerre. — Chounn régna-t-il à une époque paisible ou troublée, demanda Ou-koei ? — Vous avec raison, dit Man-ki ; il n’y a pas parité. Chounn régna à une époque si paisible qu’on aurait pu se passer d’empereur. Il perdit son temps à s’occuper de vétilles, comme de guérir les plaies des ulcéreux, de faire repousser les cheveux des chauves, de soigner les malades. Il drogua l’empire, avec toute l’anxiété d’un fils qui drogue son père. Les Confucéistes le louent d’avoir agi ainsi. Un vrai Sage aurait eu honte d’agir ainsi… Au temps de l’action parfaite, on ne faisait cas, ni de la sagesse, ni de l’habileté. Les gouvernants étaient comme les branches des grands arbres, qui ombragent et protègent sans le savoir ni le vouloir ; le peuple était comme les animaux sauvages, qui se réfugient sous ces branches et profitent de leur ombre sans les remercier. Les gouvernants agissaient équitablement sans connaître le terme équité, charitablement sans connaître le terme bonté, loyalement et fidèlement, simplement et sans demander qu’on les payât de retour. Vu leur extrême simplicité, il n’est resté de ces temps aucun fait saillant, et on n’en a pas écrit l’histoire.


N.   Un fils, un ministre, qui n’approuve pas ce que son père ou son prince fait de mal, est proclamé bon fils bon ministre, par la voix publique, d’autorité, sans arguments ; et la masse adopte ce verdict docilement, chacun se figurant l’avoir prononcé lui-même[1]. Dites à ces gens-là que leur jugement n’est pas d’eux, qu’on le leur a suggéré ; et ils bondiront, se tenant pour offensés. Ainsi en est-il, dans la plupart des cas, pour la plupart des hommes. Presque tous reçoivent leurs idées toutes faites, et suivent toute leur vie l’opinion. Ils parlent dans le style du temps, ils s’habillent selon la mode du temps, non par aucun principe, mais pour faire comme les autres. Imitateurs serviles, qui disent oui ou non selon qu’on les a suggestionnés, et croient après cela s’être déterminés eux-mêmes. N’est-ce pas là de la folie ? Folie

  1. Alors que la chose n’est pourtant pas évidente, car on pourrait prétendre que le comble de la piété et du dévouement, c’est de tout approuver, même le mal. Glose.