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Sages et princes revinrent au pouvoir. Actuellement les cadavres des suppliciés s’entassent par monceaux, ceux qui portent la cangue défilent en longues chaînes, on ne voit partout qu’hommes punis de supplices divers. Et, au milieu de ce décor atroce, parmi les menottes, les entraves, les instruments de torture, les disciples de K’oung-tzeu et de Mei-tzeu se dressent sur leurs orteils pour se grandir, et retroussent leurs manches avec complaisance, dans l’admiration de leur œuvre. Ah ! extrême est l’endurcissement de ces hommes ! extrême est leur impudeur ! La cangue résumerait-elle la sagesse des Sages ? Les menottes, les entraves, les tortures, seraient-elles l’expression de leur bonté et de leur équité ? Tseng-chenn et Cheu-ts’iou, ces Sages typiques, n’auraient-ils pas été des malfaiteurs plus malfaisants que le tyran Kie et le brigand Tchee ? Il a raison, l’adage qui dit : exterminez la sagesse, détruisez la science, et l’empire reviendra à l’ordre spontanément.


C.   Hoang-ti régnait depuis dix-neuf ans, et ses ordres étaient obéis dans tout l’empire, quand il entendit parler de Maître Koang-tch’eng, qui résidait sur le mont K’oung-t’oung. Etant allé le trouver, il lui tint ce langage : J’ai ouï dire, Maître, que vous avez poussé jusqu’au Principe suprême. J’ose vous demander de m’en communiquer la quintessence. Je l’emploierai à faire rapporter aux champs les céréales qui nourrissent le peuple, je réglerai le chaud et le froid pour le bien de tous les vivants. Veuillez me donner la recette ! — Maître Koang-tch’eng répondit : Vous poussez l’ambition, jusqu’à vouloir régenter la nature. Vous confier ses forces, serait perdre tous les êtres. Homme passionné, si vous gouverniez le monde, vous voudriez qu’il pleuve avant que les nuées ne soient formées, vous feriez tomber les feuilles encore vertes, le soleil et la lune seraient bientôt éteints. Cœur égoïste et intéressé, qu’avez vous de commun avec le Principe suprême ? — Hoang-ti se retira confus, se démit du gouvernement, se logea dans une hutte en pisé, avec une natte en jonc pour tout ameublement. Après trois mois passés dans cette retraite à réfléchir et à méditer, il retourna vers Maître Koang-tch’eng, qu’il trouva étendu la tête au nord (regardant le sud, position du professeur). Prenant la place de l’élève, bien humblement, Hoang-ti approcha sur ses genoux, se prosterna, appliqua son front contre terre, puis dit : Je sais, Maître que vous avez pénétré jusqu’au Principe suprême. Veuillez m’apprendre à me conduire et à me conserver. — Bien demandé, cette fois, dit Maître Koang-tch’eng. Approchez ! Je vais vous révéler le fond du Principe. Son essence, c’est le mystère, c’est l’obscurité, c’est l’indistinction, c’est le silence. Quand on ne regarde rien, qu’on n’écoute rien, qu’on enveloppe son esprit de recueillement, la matière (le corps) devient spontanément droite. Soyez recueilli, soyez détaché, ne fatiguez pas votre corps, n’émouvez pas vos instincts, et vous pourrez durer toujours. Quand vos yeux ne regarderont plus rien, quand vos oreilles n’écouteront plus rien, quand votre cœur (intelligence et volonté) ne connaîtra et ne désirera plus rien, quand votre esprit aura enveloppé et comme absorbé votre matière, alors cette matière (votre corps) durera toujours. Veillez sur votre intérieur, défendez votre extérieur. Vouloir apprendre beaucoup de choses, voilà ce qui use. ... Suivez-moi en esprit, par delà la lumière, jusqu’au principe yang de toute splendeur ; et, par delà l’obscurité, jusqu’au principe yinn des ténèbres. Suivez-moi maintenant, par delà ces deux principes, jusqu’à l’unité (le principe suprême) qui régit le ciel et la terre, qui contient en germe et de qui émanent le yinn