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non-agir, il emploierait les loisirs de sa non-intervention à donner libre cours à ses propensions naturelles. L’empire se trouverait bien d’avoir été remis aux mains de cet homme[1]. Sans mettre en jeu ses organes, sans user de ses sens corporels, assis immobile, il verrait tout de son œil transcendant ; absorbé dans la contemplation, il ébranlerait tout comme fait le tonnerre ; le ciel physique s’adapterait docilement aux mouvements de son esprit ; tous les êtres suivraient l’impulsion (négative) de sa non-intervention, comme la poussière suit le vent. Pourquoi cet homme s’appliquerait-il à manipuler l’empire, alors que le laisser-aller suffit ?


B.   Ts’oei-kiu demanda à Lao-tan : Comment gouverne-t-on les hommes, sans action positive ? — Lao-tan dit : En ne faisant aucune violence à leur cœur. Le cœur de l’homme est ainsi fait que toute oppression l’abat, que toute excitation le soulève. Déprimé, il devient inerte ; excité, il s’emballe. Tantôt souple, il se plie à tout ; tantôt il est dur à tout casser. Parfois il est brûlant comme le feu, parfois il devient froid comme la glace. Son expansion est si rapide, que, dans le temps d’incliner et de relever la tête, il est allé jusqu’au bout des quatre mers et en est revenu. Sa concentration est profonde comme un abîme. Ses mouvements sont libres et incoercibles comme ceux des corps célestes. Fier de sa liberté, et ne se laissant lier par personne, tel est le cœur humain, de sa nature. — Or, dans les temps anciens (vers l’an 3000), c’est Hoang-ti qui le premier fit violence au cœur humain, par ses théories sur la bonté et l’équité. Puis Yao et Chounn usèrent le gras de leurs cuisses et les poils de leurs jambes à trottiner et à s’empresser pour le bien matériel de leurs sujets. Ils affligèrent tous leurs viscères dans l’exercice de la bonté et de l’équité, et épuisèrent leur sang et leur souffle à deviser des règles de ces vertus factices. Tout cela sans succès ! Et ils durent en venir à reléguer Hoan-teou au Tch’oung-chan, les San-miao à San-wei, et Koung-koung à You-tou ; expédient violent, qui prouve bien que, malgré leur bonté et leur équité, l’empire ne leur était pas dévotement soumis. Ce fut bien pis sous les trois dynasties. Sous elles parurent les Kie (tyrans) et les Tchee (brigands), les Tseng-chenn et les Cheu-ts’iou (politiciens), enfin les deux races des Jou (disciples de Confucius) et des Mei (disciples de Mei-ti). Quels temps ! Les théoriciens pour et contre se regardèrent avec animosité ; les sages et les sots se donnèrent mutuellement tort ; les bons et les méchants se persécutèrent réciproquement ; les menteurs et les véridiques se moquèrent les uns des autres. L’empire en tomba en décadence. On ne put plus s’entendre sur les premiers principes, et ce qui restait de vérités naturelles disparut, comme consumé par l’incendie, comme emporté par les grandes eaux. Tout le monde voulut devenir savant pour parvenir, et le peuple s’épuisa en vains efforts. — C’est alors que fut inventé le système de gouvernement mathématique[2]. L’empire fut équarri avec la hache et la scie. Peine de mort pour tout ce qui déviait de la ligne droite. Le marteau et le ciseau furent appliqués aux mœurs. Le résultat fut un bouleversement, un écroulement général. C’est que le législateur avait eu le tort de violenter le cœur humain. Le peuple s’en prit aux Sages et aux princes. Les Sages durent se cacher dans les cavernes des montagnes, et les princes ne furent plus en sûreté dans leurs temples de famille. Des réactions violentes suivirent, quand

  1. Lao-tseu chapitre 13.
  2. TH pages 196 à 201.