Page:Leon Wieger Taoisme.djvu/574

Cette page a été validée par deux contributeurs.
[211]
Tch1.C, D.

C.   Il est des hommes presque aussi bornés que les deux petites bêtes susdites. Ne comprenant que la routine de la vie vulgaire, ceux-là ne sont bons qu’à être mandarins d’un district, ou seigneur d’un fief, tout au plus. — Maître Joung de Song fut supérieur à cette espèce, et plus semblable au grand oiseau. Il vécut, également indifférent à la louange et au blâme. S’en tenant à son propre jugement, il ne se laissa pas influencer par l’opinion des autres. Il ne distingua jamais entre la gloire et la défaveur. Il fut libre des liens des préjugés humains. — Maître Lie de Tcheng fut supérieur à Maître Joung, et encore plus semblable au grand oiseau. Son âme s’envolait sur l’aile de la contemplation, parfois pour quinze jours, laissant son corps inerte et insensible. Il fut presque libre des liens terrestres. Pas tout à fait, pourtant ; car il lui fallait attendre le rapt extatique ; un reste de dépendance. — Supposons maintenant un homme entièrement absorbé par l’immense giration cosmique, et se mouvant en elle dans l’infini. Celui-là ne dépendra plus de rien. Il sera parfaitement libre, dans ce sens que sa personne et son action seront unies à la personne et à l’action du grand Tout. Aussi dit-on très justement : le sur-homme n’a plus de soi propre ; l’homme transcendant n’a plus d’action propre ; le Sage n’a plus même un nom propre. Car il est un avec le Tout.

D.   Jadis l’empereur Yao voulut céder l’empire à son ministre Hu-You. Il lui dit : quand le soleil ou la lune rayonnent, on éteint le flambeau. Quand la pluie tombe, on met de côté l’arrosoir. C’est grâce à vous que l’empire prospère. Pourquoi resterais-je sur le trône ? Veuillez y monter !.. Merci, dit Hu-You ; veuillez y rester ! C’est vous régnant que l’empire a prospéré. Que m’importe, à moi, mon renom personnel ? Une branche, dans la forêt, suffit à l’oiseau pour se loger. Un petit peu d’eau, bu à la rivière, désaltère le rat. Je n’ai pas plus de besoins que ces petits êtres. Restons à nos places respectives, vous et moi. — Ces deux hommes atteignirent à peu près le niveau de Maître Joung de Song. L’idéal taoïste est plus élevé que cela. — Un jour Kien-ou dit à Lien-chou : J’ai ouï dire à Tsie-u des choses exagérées, extravagantes… Qu’a-t-il dit ? demanda Lien-chou… Il a dit que, dans la lointaine île Kou-chee, habitent des hommes transcendants, blancs comme la neige, frais comme des enfants, lesquels ne prennent aucune sorte d’aliments, mais aspirent le vent et boivent la rosée. Ils se promènent dans l’espace, les nuages leur servant de chars et les dragons de montures. Par l’influx de leur transcendance, ils préservent les hommes des maladies, et procurent la maturation des moissons. Ce sont là évidemment des folies. Aussi n’en ai-je rien cru… Lien-chou répondit : L’aveugle ne voit pas, parce qu’il n’a pas d’yeux. Le sourd n’entend pas, parce qu’il n’a pas d’oreilles. Vous n’avez pas compris Tsie-u, parce que vous n’avez pas d’esprit. Les sur-hommes dont il a parlé existent. Ils possèdent même des vertus bien plus merveilleuses que celles que vous venez d’énumérer. Mais, pour ce qui est des maladies et des moissons, ils s’en occupent si peu, que, l’empire tombât-il en ruines et tout le monde leur demandât-il secours, ils ne s’en mettraient pas en peine, tant ils sont indifférents à tout… Le sur-homme n’est atteint par rien. Un déluge universel ne le submergerait pas.