Page:Leon Silbermann - Souvenirs de campagne, 1910.djvu/164

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la douleur d’apprendre que plusieurs d’entre eux étaient morts ; un autre, employé comme moi sur les routes et l’un de mes camarades intimes, était presque en agonie. J’assistai à une scène pénible. Une sœur qui s’approchait de son lit pour le soigner, reçut une gifle de lui. L’infortuné était en délire ; il fallut deux hommes pour le maintenir. La brave sœur n’avait pas dit un mot. Je ne pus m’empêcher de lui exprimer toute l’admiration que j’éprouvais pour son angélique dévouement. « Le pauvre enfant ! » me répondit-elle, et ce fut tout. Quant à moi, il ne me reconnaissait plus. Je laissai de l’argent à la sœur pour acheter une couronne, car elle me dit que depuis le matin le docteur avait condamné le malheureux. Là-dessus je repris tout triste la route de Hanoï.

A peine arrivé au régiment, j’appris qu’on préparait un fort détachement pour aller occuper dans le sud de la Chine une nouvelle colonie appelée Quang-Tchéou-Wan. Je demandai à mon capitaine d’être compris parmi les hommes du détachement. Il me répondit que j’avais l’air fatigué et m’envoya d’office à la visite médicale. Le médecin me prescrivit un repos de quatre jours, avec renouvellement, s’il y avait lieu. Je retournai trouver le capitaine chez lui et j’insistai tellement pour partir qu’il me répondit : — Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction. J’aurais désiré vous éviter de nouvelles fatigues jusqu’à ce que vous soyez rétabli. Mais, puisque vous insistez, partez. Seulement, s’il vous arrive un accident, ne m’en voulez pas ; vous l’aurez cherché. — Du coup, j’oubliai tout ce que j’avais souffert pendant les travaux de route ; j’étais au comble de mes vœux ; et lorsque nous embarquâmes, pendant que la musique jouait la Marseillaise, je criai : « Vive le colonel ! Vive le capitaine ! » A Haïphong, on nous transborda sur un navire de guerre, le d’Entrecasteaux, et de nouveau je voguai vers un pays inconnu, qui à l’heure où j’écris, n’est pas encore connu du grand public.